« Être ou ne pas être. » Un comédien contemple un crâne où est gravé le numéro 155, celui de l’article de la Constitution espagnole qui a permis à Madrid de suspendre les pouvoirs de la Catalogne après le référendum du 1er octobre. Ce trait d’humour du caricaturiste du grand quotidien de Barcelone La Vanguardia résume peut-être le drame shakespearien qui se joue en Catalogne alors que se terminait mercredi ce que le chroniqueur du même journal, Enric Juliana, qualifiait de « campagne électorale la plus étrange et la plus triste » depuis le retour de la démocratie en Espagne.
Dans un dernier sprint, les trois principaux partis catalans ont terminé cette campagne surréaliste exactement comme ils l’avaient commencé. Favoris des sondages, les indépendantistes d’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) ont fait leur dernière assemblée à Sant Vincenç de la Horta. Ils étaient en duplex avec Estremera, cette commune de la banlieue de Madrid où est détenu leur chef et tête de liste Oriol Junqueras.
Junts per Catalunya (JxCat) était à la place du Roi, à Barcelone, où se tient tous les mercredis une manifestation pour exiger le retour du président Carles Puigdemont et de ses ministres en exil. En direct sur grand écran, Puigdemont se tenait symboliquement devant la maison de Bruxelles où habita l’ancien président républicain catalan Francesc Macia, qui dut lui aussi s’exiler en Belgique dans les années 1920.
Enfin, la force montante de ceux que l’on nomme ici les constitutionnalistes, Ciutadans, tenait sa dernière assemblée à Nou Barris. Son leader, Ines Arrimadas, convoite plus que jamais l’électorat socialiste hispanophone de ces banlieues de Barcelone où se sont installés dans les années 1980 des milliers de travailleurs immigrés venus du sud de l’Espagne.
L’incertitude à son comble
« Personne ne peut dire aujourd’hui à quoi ressemblera le paysage politique le 22 au matin, dit l’historien Joan B. Culla de l’Université de Barcelone. Et les sondages, dont certains sont douteux, ne nous apprennent rien, sinon que tout se jouera dans un mouchoir de poche. Dans cette élection anticipée, personne n’a vraiment de programme précis puisque la Catalogne est sous tutelle et qu’on ne sait pas quand elle sera levée. Mais derrière cette situation politique figée se jouent trois matchs très importants : entre indépendantistes et constitutionnalistes, bien sûr, mais aussi à l’intérieur de chacun de ces deux camps. »
C’est dans les banlieues populaires de Barcelone que tout se jouera, estiment les observateurs. C’est là qu’Ines Irramadas tente désespérément de mobiliser ce qu’elle appelle la « majorité silencieuse », issue des milieux hispanophones installés dans ces quartiers depuis les années 1980. Depuis quelques mois, les constitutionnalistes sont parvenus à faire descendre dans la rue ces populations traditionnellement discrètes et qui votent peu. Tout pourrait donc dépendre du taux de participation que certains sondages annoncent autour de 80 %, alors qu’il n’était que de 75 % en 2015.
Vers un match nul ?
Si les indépendantistes ne parviennent pas à faire élire plus de 68 députés, la Generalitat se retrouvera dans un état de confusion extrême. Les indépendantistes ne pourront pas gouverner sans le petit parti indépendantiste d’extrême gauche, la CUP. En octobre dernier, face à la menace de tutelle de Madrid, ces indépendantistes radicaux avaient mis toutes leurs énergies à précipiter une déclaration d’indépendance et à empêcher le déclenchement d’élections anticipées, comme le proposaient les secteurs plus modérés du parti de Puigdemont.
La CUP ayant fait campagne contre ce qu’elle nomme les compromissions des deux grands partis indépendantistes, le pacte conclu en 2015 ne sera pas facile à reconduire. Devra-t-on faire appel à la version catalane de Podemos, Podem, le petit parti de la mairesse de Barcelone, Ada Colau, favorable à un référendum mais opposé à l’indépendance ? Rien n’est exclu.
Une fois de plus, cette campagne aura illustré la rivalité historique entre les deux principaux partis indépendantistes. « C’est une vieille histoire qui dure depuis des années pour savoir qui dirigera le camp indépendantiste, dit Culla. En début de campagne, Junqueras [ERC] a pris la tête des sondages, car les gens ne savaient pas quoi penser de l’exil de Puigdemont [JxCat]. Mais, avec les semaines, on a constaté que, malgré l’éloignement, il a pu faire campagne. Il a même forcé Madrid à abandonner sa demande d’extradition de peur de se ridiculiser face à l’Europe avec des accusations de sédition qui semblent sorties tout droit du XIXe siècle. » En fin de campagne, le parti de Puigdemont semblait donc regagner du terrain sans qu’on puisse déterminer si ce parti, qui est l’héritier de la famille politique qui a dirigé la Catalogne presque sans interruption depuis les années 1980, allait pouvoir continuer à le faire.
Le déclin du PP
Alors que le Partido popular (PP) du premier ministre espagnol Mariano Rajoy se vante d’avoir « décapité » le mouvement indépendantiste, son parti est peut-être sur le point de l’être en Catalogne. Il pourrait même terminer bon dernier jeudi. Pour Joan Culla, qui a écrit en 2008 une histoire de ce parti de plus de 500 pages, ce n’est pas une surprise. « En Catalogne, le Parti populaire a toujours été une succursale de Madrid. Même son chef a toujours été choisi à Madrid. Que peut faire ce parti corrompu jusqu’à la moelle [il y a plus de 900 plaintes déposées] face à Ciutadans, né en Catalogne, qui défend le même programme mais avec des dirigeants jeunes et qui n’ont jamais trempé dans les “affaires” puisqu’ils n’ont jamais été au pouvoir ? »
Après avoir phagocyté les électeurs du Parti populaire, Ciutadans s’attaque avec succès à ce qui reste du Parti socialiste, dont le nombre d’électeurs est passé de 1,5 million à 500 000 en moins de dix ans. Si Ciutadans a très peu de chances de pouvoir former une coalition en Catalogne, faute d’alliés importants, sa version espagnole Ciudadanos pourrait bien un jour prétendre au pouvoir à Madrid et remplacer le PP.
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