Cet article a été publié auparavant dans La Nouvelle Revue Universelle (n° 55, 1er trimestre 2019).
« L’Action française, qui, avec Maurras, est une incarnation nouvelle de l’esprit apollinien, par sa collusion avec le syndicalisme qui, avec Sorel, représente l’esprit dionysien, va pouvoir enfanter un nouveau grand siècle, une de ces réussites historiques qui, après elles, laissent le monde longtemps ébloui et comme fasciné. »
L’irruption du libéralisme, avec cette Révolution française qui est la réalisation de la philosophie des Lumières, a produit un nouveau dogme : celui des droits de l’homme, gravé dans le marbre d’une Déclaration à vocation universelle, se substituant brutalement à l’antique et intemporel christianisme.
La première grande crise du libéralisme, la « grande dépression » de l’idéologie moderne par excellence, intervient dans les années 1880-1890, comme l’a mis en évidence Marcel Gauchet. Or ce qui sʼessaye à contrer cette offensive anthropocentrique et matérialiste, à résoudre les graves problèmes quʼelle pose (misère, narcissisme, anomie, inculture, cynisme, nivellement par le bas, décadence des mœurs, « présentisme », déracinement, égoïsme, mépris des us et coutumes dʼantan) est dual. Lʼopposition qui surgit face à lʼoffensive libérale est elle même en opposition contre elle-même, divisée contre elle-même.
Il y a dʼun côté la réponse traditionaliste et de lʼautre la réponse révolutionnaire. Ces deux ripostes, qui ne sont pas nécessairement des « réactions politiques » au sens où lʼentendait Benjamin Constant dans son ouvrage consacré à la question publié en 1797, sʼacharnent autant à se battre entre elles que contre lʼennemi commun, celui qui justifie leur activité, qui est la cause fondamentale leur genèse.
La première insiste sur le caractère contre-nature de la modernité libérale et appelle à restaurer la cohésion organique qui sʼest évaporée, suite à la remise en cause radicale du principe hiérarchique et religieux, cette tabula rasa qui nivelle, qui arase, qui élime à la schlague (cette variété de vocables reflète avec précision la violence de lʼordre républicain né de la décapitation de Louis XVI).
La seconde formule le vœu pieux que la modernité libérale nʼest quʼun stade transitoire, un court moment de douleur à supporter précédant la parousie égalitaire – une souffrance salutaire en somme –, car est promise la réconciliation des parties préalablement divisées, et annoncée la fraternisation de la collectivité travaillée par la guerre des classes depuis la dissolution du « genos communis ».
Contrairement au message que peuvent porter les apparences, la seconde réponse est paradoxalement plus religieuse que la première, tant dʼelles suintent les paroles des prophètes Isaïe et Ézéchiel, dont Karl Marx et Michel Foucault se sont érigés en thuriféraires, bien quʼinconscients de lʼêtre. Cependant cette religiosité est essentiellement terrestre, si ce nʼest « subterrestre » (cʼest ce rapport avec lʼarrière-monde du bas qui lui confère une dimension éminemment religieuse.
Cʼest dans le fond un messianisme relevant de lʼimmanence. Et lʼon sait que ni Maurice Barrès ni Charles Maurras nʼétaient des bigots.
De même quʼaujourdʼhui, face au pouvoir intégralement libéral dʼun Emmanuel Macron (alors que ses prédécesseurs nʼétaient quʼà moitié libéraux, des « socialistes » Mitterrand et Hollande aux « conservateurs » Chirac et Sarkozy) se dresse une opposition duale, Jean-Luc Mélenchon (à lʼAssemblée), dʼune part, et Marine Le Pen (à la télévision), dʼautre part, dès sa naissance lʼordre moderne a eu affaire à deux adversaires, les partisans de la fuite en avant et les militants du retour en arrière.
Ce qui représente pour lui un avantage : ils se conçoivent lʼun par rapport à lʼautre de façon antagoniste autant quʼils revendiquent, vis-à-vis de la modernité libérale, se placer en opposition diamétrale.
Dʼoù le parallèle avec La Naissance de la tragédie de Friedrich Nietzsche établi par Édouard Berth : le philosophe allemand se risqua à « brutaliser son lecteur en lui désignant abruptement deux figures, deux divinités, deux impulsions […], dont la formidable opposition est la source de lʼart hellénique : Apollon et Dionysos. »
Au tournant du XXème siècle, un rêve jaillit de lʼesprit de de lʼanarchiste passé au royalisme Georges Valois : réunir les contraires, les traditionalistes et les révolutionnaires. Rêve auquel crut Édouard Berth, fidèle parmi les fidèles du monstre sacré du socialisme Georges Sorel, lequel a « joué dans lʼhistoire des idées un rôle plus significatif que celui de Guesde et de Jaurès. »
Parti donc du mouvement syndical et ouvrier, Valois avait rejoint ce curieux clan qui avait une façon si moderne de se rattacher à la tradition, celles des roys, de Clovis à Louis XVI en passant par Saint Louis, mais aussi dʼun pays réel si noblement incarné par Jeanne dʼArc la Pucelle. Maurras, pour qui Pierre-Jospeh était un maître, nʼavait point dʼautre prétention que de rappeler à son antithèse, le pays légal, coalition des ennemis de la France, sa vitalité, sa grandeur, son génie même, au temps jadis, dʼavant 1789, et que lʼéclat quʼil avait en partie perdu depuis était dû à cette nasse des forces confédérées dans lequel il était désormais pris.
Or rien nʼopposait véritablement paysans, artisans et commerçants aux serfs récemment affranchis du prétendu joug de la terre et livrés à eux-mêmes dans les faubourgs des bassins où prospérait lʼindustrie naissante qui les recrutait. En échange de leur livre de chair ces damnés de la Terre recevaient à peine de quoi subsister.
Tout ce processus dʼaccélération de lʼhistoire sʼétait mis en branle sous lʼégide des champions de lʼusure, cet aréopage dʼ « artistocrates » de la finance, mécènes intéressés (en un mot créanciers) des capitaines dʼindustrie en tout genre, aventuriers indomptables ou inventifs savants, qui avaient opportunément pris le pli du desserrement du dogme de lʼÉglise pour faire fructifier un pécule apparu des suites dʼune appétence toute matérialiste en faveur de lʼaccumulation, appelée aussi avarice ou thésaurisation.
Le règne de la chrématistique – pratique dénoncée en son temps par lʼun des maîtres de lʼécole dʼAthènes et promise à un destin universel par le truchement de son fier et brave disciple macédonien Alexandre, cʼest-à-dire le Stagirite Aristote – pouvait commencer. Et pouvait perdurer tant que ses contempteurs étaient divisés en deux camps diamétralement opposés.
Révolutionnaires et réactionnaires se faisaient face, en dépit, comme on lʼa dit, de lʼanimosité quʼils éprouvaient communément contre le système capitaliste, rendus ainsi incapables de le mettre à bas, ce système qui a noyé « les frissons sacrés de lʼextase religieuse, de lʼenthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité à quatre sous dans les eaux glacées du calcul égoïste. »
Au primat de la qualité sʼest substitué le primat de la quantité, à la prédominance céleste sʼétait substituée la prédominance de la matière, à la loi du sang sʼétait susbstitué la loi de lʼor, et nul ne semblait pouvoir stopper cette logique implacable.
Ce phénomène européen, si ce nʼest mondial, appelé modernité libérale, à lʼorée du XXème siècle, dans le pays même où il forgea sa condition de possibilité morale – la Loi éthique votée le 26 août 1789 –, trouva deux adversaires sérieux. Le « rationnel » Maurras et le « passionnel » Sorel (pour reprendre les catégories de Nietzsche reprises par Berth). Lesquels permirent, plus ou moins directement, par la grâce de leur remarquable clairvoyance, à un mouvement de se constituer sur la base de cette nécessité évidente : pour vaincre le désordre moderne établi lʼunion des contraires doit se réaliser.
Dissociées, les deux pensées antilibérales, socialisme et nationalisme, vont devoir trouver un terrain dʼentente si ceux qui les incarnent, qui tous espèrent quʼun jour la ploutocratie dissimulée derrière la prétention à enfin parvenir à épouser lʼexpression de la liberté du peuple, mais qui nʼest en fait quʼune ochlocratie, une dictature impitoyable de la majorité, sera aboli. Ainsi certains dʼentre eux prient sérieusement leurs responsabilités.
Le Cercle Proudhon, qui entendait, par-delà le clivage gauche-droite, rassembler les contempteurs de lʼutilitarisme, cette pensée illuministe venue dʼoutre-Manche qui sʼavère un authentique monothéisme de Marché, fut lancé officiellement le 16 décembre 1911.
À vrai dire il était le résultat dʼun saut qualitatif dans la compréhension des enjeux profonds et spécifiques de la modernité. La grande crise économique des années 1880-1890 déchira le voile des apparences ; opération de dévoilement qui contribua au rapprochement de ceux qui, normalement, devaient sʼaffronter plutôt que de discuter.
Telle est la nature, lʼessence, du Cercle Proudhon, qui nʼa rien à voir avec une préfiguration du fascisme (impasse téléologique) ou un point particulier dʼun phénomène général originaire dʼAllemagne appelé « révolution conservatrice » (impasse transnationale).
Ce fut un espace de dialogue, une agora créée par ceux qui avaient compris que les circonstances politiques (avènement de la « République du 4 septembre », suffrage universel masculin, parlementarisme, faillibilité dʼune économie dirigée par les aléas de lʼagiotage et autres spéculations de bourse, affaire Dreyfus, recours à lʼimmigration pour peser à la baisse sur les salaires, répression violente des grèves coordonnées par lʼaction syndicale, elle-même fortement combattue, comme lʼatteste lʼaffaire Durand, diversion par lʼinstrumentalisation de la querelle religieuse entre laïcité et catholicité) les avaient conduits à recourir au même langage et au même discours, tournés vers une critique radicale de la démocratie et des institutions républicaines, organes de coercition maintenant à flots lʼincurie économique ambiante au prix de litres de sang.
Le syndicalisme révolutionnaire et le nationalisme royaliste en étaient arrivés à partager le même diagnostic (seules les solutions proposées divergeaient), pourquoi dès lors se priver dʼentamer un dialogue constructif et fécond ?
Ce fut instauré, et bien instauré. 14 conférences furent organisées en tout, desquelles accouchèrent les Cahiers du Cercle Proudhon. Mais lʼirruption de la Première Guerre mondiale écourta cette expérience hors norme, pétrie des vertus telles que lʼintelligence, lʼouverture dʼesprit et lʼautocritique, expérience fidèle au vieux fond religieux du pays de ces hommes, qui, parce quʼils étaient affectés par les passions de leur Siècle, ne les préoccupait guère.
Henri Lagrange, activiste passionné des réunions du Cercle Proudhon, qui justifiait lʼanti-patriotisme des syndicalistes révolutionnaires par la haine légitime quʼon était en droit de ressentir contre lʼÉtat-nation républicain, ne survécut pas à la « grande boucherie » de 14-18.
Hélas, le grand siècle annoncé par Édouard Berth nʼadvint pas. La raison capitaliste eut raison de ceux qui entendaient lʼabolir. Cependant, le caractère exceptionnel du Cercle Proudhon, qui est indiscutable, a inspiré les voisins européens, ce qui témoigne de sa forte attractivité.
En 1907, lors du Congrès international des socialistes non-conformistes, les participants insistèrent sur la nécessité que le mouvement ouvrier eût , si lʼon nous permet cette analogie, ses propres camelots du roi. Lénine, qui examina en détail les actes du congrès, en tira sa théorie de lʼavant-garde du prolétariat, révisant par là lʼadage marxien selon lequel la révolution doit être lʼœuvre des travailleurs eux-mêmes. Inflexion qui en octobre 1917 sʼavéra fonctionnelle, assurant le triomphe du bolchévisme, auquel Sorel et Berth se rallièrent.
Quant à Valois, (photo) il préféra lʼavatar italien de la pensée ni gauche-ni droite du Cercle Proudhon. En 1925 il fondait un parti dʼinspiration mussolinienne, le Faisceau. Mais il refusa dʼaller jusquʼà soutenir le national-socialisme dʼAdolf Hitler (allié par défaut dʼun Benito Mussolini dont le tropisme français, sʼappuyant sans doute en partie sur lʼadmiration quʼil avait pour Sorel, ne fait aucun doute), dont le darwinisme social appliqué à lʼethnique, abusivement assimilé au nietzschéisme, justifiait la méphistophélique loi du plus fort et insultait le catholicisme de la France immémoriale, ennemie désignée par Mein Kempf au même titre que les turan (ce qui signifie nomade, en opposition à aryan, qui veut dire sédentaire). Valois sʼengagea dans la Résistance, comme de nombreux royalistes.
Ces deux idéologies totalitaires, qui combattaient la modernité avec des armes résolument modernes, entrèrent en conflit lʼune contre lʼautre dans les années 1940, bien quʼelles désignassent la « bancocratie » comme lʼadversaire absolu, après avoir cependant pris langue et donc laissé entendre quʼil y avait une coopération possible, lorsque fut signé le pacte de non-agression Ribbentrop-Molotov.
Conflit, si lʼon revient en France, qui vit sʼopposer le maréchal Philippe Pétain et le général Charles de Gaulle. En dépit de cela, la politique que chacun conduisit était imprégnée de lʼesprit du Cercle Proudhon, alors quʼil est dʼusage de considérer que celle-ci était à droite, voire très à droite.
Le premier eut sous ses ordres à Vichy Hubert Lagardelle (présent avec Sorel au congrès des socialistes hétérodoxes de 1907). Lʼex-S.F.I.O. Marcel Déat et lʼex-communiste Jacques Doriot le soutinrent également. Pendant quelques années les deux hommes eurent lʼoccasion dʼadopter une rhétorique puisant dans la littérature des Auguste Blanqui, Alphonse Toussenel, Auguste Chirac et Gustave Tridon. Durant lʼaffaire Dreyfus, déjà, des membres du Parti ouvrier français (P.O.F.) de Jules Guesde animèrent « des conférences, même contradictoires, aux côtés de Drumont, Guérin, Morès. »
Le second put, de 1944 à 1947, dans le cadre du Conseil national de la Résistance, piloter la reconstruction dʼune France en ruine en bonne intelligence avec les pro-soviétiques du P.C.F. Maurice Thorez, Ambroise Croizat et Marcel Paul. Et en mai 1968 il dut en grande partie son salut au soutien de lʼU.R.S.S., qui le lui assura à Baden-Baden par lʼintermédiaire du général français Massu et du maréchel Kochevaï, commandant les forces armées soviétiques en Allemagne. Et son Premier ministre Georges Pompidou de voir dans son projet de participation (ou association capital-travail) lʼinstauration des « soviets dans lʼentreprise ! »
Dans les deux cas le clivage gauche-droite était dissous par addition des extrêmes plutôt que par soustraction des extrêmes. Car en temps de crise les modérés, dépeints avec une grande acuité par Abel Bonnard, sont aux abonnés absents, terrés dans un abri, attendant que lʼorage passe.
À certains égards notre époque, marquée par la fin (peut-être provisoire) de lʼÉtat terroriste Daech et par le début dʼune violente contestation populaire (le mouvement des « gilets jaunes »), présente des traits similaires à lʼépoque qui vit apparaître le Cercle Proudhon. Toute grande crise économique, et nous en vivons une, favorise lʼirruption de révoltes.
À chaque récession son lot de séditieux, qui se mobilisent pour exprimer publiquement leur mécontentement : juste avant le lancement du Cercle Proudhon les paysans languedociens, en 1907, et concomitamment à son lancement, en 1911, les paysans champenois se mettent en colère.
Deux essayistes relayés par la « grande presse », lʼhistorien Pascal Blanchard et le philosophe Jean-Claude Michéa, ont comparé ces événements à la crise actuelle des « gilets jaunes », cet incendie que Macron est incapable dʼéteindre.
Ce mouvement, qui ne se revendique ni de gauche ni de droite mais sʼautodésigne par le vocable « populiste », sʼinscrit en négatif du pouvoir macronien qui, en se disant et-de-droite-et-de-gauche, montre bien quʼil est lʼarchétype de ce libéralisme progressiste et européen qui triomphe en France depuis les années Giscard.
Ce moment « populiste » est en fait le dernier avatar du Cercle Proudhon. Mais ce qui sʼétait réalisé par le petit nombre – une élite lettrée avant-gardiste formant une coterie de quelques dizaines de membres – sʼaccomplit maintenant à partir de la base, dʼune masse pléthorique de gaulois réfractaires en colère.
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