D'UNE BIPOLARISATION L'AUTRE

Le clivage du « nouveau monde »

Les mutations du système politique français

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Tribune libre

Depuis 2017 le système politique français a radicalement changé. Lʼhégémonie de deux mouvements, le Parti socialiste (P.S.) dʼune part, et le parti gaulliste (R.P.R puis U.M.P. puis L.R.) dʼautre part, a été balayée. La gauche et la droite, qui dominaient la vie politique depuis 1965, année de la première élection présidentielle au suffrage universel direct de lʼhistoire (en 1848 seuls les hommes votaient), ont réuni cette année, à lʼoccasion de la désignation des députés européens, moins de 15 % des suffrages exprimés. Incontestablement, « lʼextraordinaire éclatement de la gauche et de la droite »1 décrit par le politiste Pascal Perrineau dans son bilan de la séquence électorale de 2017 sʼest poursuivi lors de ces européennes du 26 mai 2019.


LREM et RN se sont substitués à la gauche et à la droite


P.S. et L.R. sont devenus deux forces politiques périphériques, subalternes, au profit de deux autres partis, La République en Marche (L.R.E.M.) et le Rassemblement national (R.N.), deux étiquettes toutes neuves, qui nʼavaient jamais concouru à un scrutin européen, la première datant dʼavril 2016 et la seconde ayant été lancée en juin 2018, à la place du Front national (F.N.).


Ces deux partis qui dominent aujourdʼhui la scène politique française revendiquent incarner le dépassement dʼune opposition jugée obsolète entre la gauche et la droite. Leur prééminence est le résultat de « la fin de la bipolarisation qui avait pourtant organisé, peu ou prou, soixante années de Cinquième République. Ce processus de délitement a été tel que deux candidats refusant le clivage entre la gauche et la droite se sont retrouvés au second tour. »2


Jordan Bardella (« Monsieur Marine Le Pen ») a dépassé dʼune courte tête Nathalie Loiseau (« Madame Emmanuel Macron »), le premier représentant la France populaire, la seconde la France bourgeoise. Cʼest la lutte électorale des classes : sur fond de mouvement des Gilets jaunes les « dominés » discernent dans le national la voie de leur salut, quand les « dominants » considèrent que la solution passe par le transnational, du projet dʼintégration européenne aux traités de libre-échange (CETA, Mercosur).


Les excédés du bocage se rebiffent, se rebellent, sont en dissidence même, depuis le 17 novembre 2018, contre les agités du global (cette formule est de Patrick Buisson). La France des ronds-points, des oubliés, des marginalisés, des perdants de la mondialisation ultra-libérale, a pris conscience de son existence en tant quʼêtre collectif, en coordonnant son action elle a su faire montre de sa puissance, elle est devenue classe pour soi, quand le processus de moyennisation inhérent aux Trente glorieuses lʼavait rendu apathique, ignorante de sa propre existence.


Jadis le Parti communiste français (P.C.F.) servait de tribune aux exclus, mais concomitamment à lʼeffondrement de lʼUnion Soviétique, sa « fonction tribunitienne »3 sʼest volatilisée, laissant un grand vide aux classes populaires, qui ne disposent plus dʼaucune courroie de transmission, syndicale ou partisane, pour exprimer leurs revendications. À cet égard, en 2008, dans un brûlot anti-sarkozyste, lʼhistorien et démographe Emmanuel Todd soulignait, à propos des catégories populaires, quʼils constituent la « classe sans la conscience de classe, ou la classe en soi sans la classe pour soi. »4


La révolte des excédés du bocage contre les agités du global


Une partie dʼentre elles se sert du bulletin de vote F.N. pour exprimer son ressentiment. Depuis son essor au milieu des années 1980, le parti frontiste « prend des électeurs à gauche et à droite, sur les terres du communisme qui sont aussi celles du gaullisme, droite laïque ancrée dans une aspiration nationale plutôt que religieuse, héritier du bonapartisme plutôt que du légitimisme. »5 Mais Marine Le Pen, alors quʼelle avait hissé le parti fondé par son père au premier rang dès 2014, nʼa pas été en mesure de vaincre la coalition des intérêts de lʼordre établi, révélant ses propres limites à ses soutiens les plus enthousiastes. Sa défaite a contraint le Pays réel à se mobiliser en-dehors du canal légalement admis : la voie des urnes étant bouchée, lʼaction politique devait se tenir sur un autre terrain.


Les Gilets jaunes sont la manifestation chimiquement pure du versant qui sʼinscrit en négatif du camp représenté par le président Macron. Si ce dernier se définit lui-même comme le champion du libéralisme, de lʼécole progressiste héritée des Lumières, alors ceux qui sont en confrontation radicale avec lui sont des antilibéraux.


La réconciliation des libéralismes


Patrick Buisson a proposé cette dialectique sur le plateau de BFM TV le 23 juin 2019 face à Apolline de Malherbe, Laurent Neumann et Charlotte dʼOrnellas. Nous sommes ainsi revenus aux XIXème siècle, quand le libéralisme était unifié au sein dʼun même parti politique, le parti du mouvement. Le XXème siècle brisa cette unité, séparant les tenants du libéralisme économique – classés à droite – et les partisans du libéralisme culturel – classés à gauche –, les premiers devant composer avec le conservatisme, et les seconds avec le socialisme. « Jusquʼici le libéralisme économique se situait idéologiquement à droite et le libéralisme culturel à gauche. Lʼoriginalité de lʼélectorat macroniste est de réunir ces deux dimensions du libéralisme. Les élections dʼEmmanuel Macron sont en effet libéraux à la fois économiquement et culturellement. »6


La nouvelle donne de 2017 a vu les libéraux se rassembler, en réaction à la percée du Front national durant le quinquennat Hollande, quinquennat durant lequel la guerre contre Daech a commencé. Le 21 avril 2002, peu de temps après les attentats du World Trade Center, où Jean-Marie Le Pen dépassait le Premier ministre Lionel Jospin, avait été le signe avant-coureur de ce qui advint en mai 2014, à savoir un parti clairement désigné par le pouvoir politico-médiatique comme ennemi du système républicain arrivait en tête aux élection européennes.


2014, quand lʼopposition nationale vire en tête


Pour la première fois le parti de lʼexclusion, le parti de la haine, le parti du racisme, voué aux gémonies par les médias du système qui depuis des années lʼaccablaient de ces qualificatifs, devenait le premier choix des électeurs français, le premier parti de France.


Se sentant menacé le Pays légal a dû se restructurer en organisant la fusion de son aile gauche dʼavec son aile droite : ainsi du phénomène Macron, promu en sous-main par le « baron noir » Julien Dray, celui-là qui fut à ses débuts le fondé de pouvoir dʼune banque de célèbre barons, souvenir qui maintenant irrite lʼoreille présidentielle quand on le lui rappelle. Cofondateur de S.O.S. Racisme, son conseiller de lʼombre Dray fut dans les années 1980 le cheville ouvrière de la stratégie dʼinstrumentalisation de Jean-Marie Le Pen visant à assurer à la gauche son maintien au pouvoir en dépit de son impopularité croissante7.


Cette réorganisation est le signe palpable de la faiblesse actuelle du système, que le mouvement des Gilets jaunes a encore aggravée. Son irruption, à lʼautomne de lʼannée dernière, valide les analyses dʼEmmanuel Todd, pour qui la société française « paraît toujours plus douée pour la lutte des classes que pour lʼaffrontement ethnique »8 et invalide celles dʼÉric Zemmour, qui annonçait une guerre civile entre la population française et sa minorité musulmane, option que les attentats takfiris, cʼest-à-dire perpétrés par les terroristes dʼAl-Qaïda et Daech, rendaient nettement crédible. Les Français ne sont guère adeptes de la loi du talion, et préfèrent demander des comptes aux responsables réels du chaos, leurs élites mondialisées libérales.


Cependant se contenter de désigner par « antilibéraux » ceux qui sont hostiles au gouvernement central du cercle de la raison républicaine, du parti « césaro-centriste »9 de Macron, du pouvoir « bancocratique » de lʼordre en mouvement, laisse un goût dʼinachevé. Le terme est négatif. Ne nous laissons pas enfermer dans une représentation qui donne la part belle à lʼennemi. La lutte se joue dʼabord sur le terrain de la sémantique.


« Ouverts » vs. « fermés » : le piège sémantique du système


Le Pays légal a choisi sa dialectique. Par la voix de son savant du politique officiel en chef, le sieur Perrineau, qui écrit que le « clivage entre la gauche et la droite a connu un affadissement certain » au profit dʼune opposition nouvelle « entre des forces politiques qui se retrouvent dans lʼidée des vertus dʼune ʽʽsociété ouverteʼʼ et dʼautres qui appellent de leurs vœux un retour à une société du recentrage national. »10


Le professeur à Sciences Po prend des gants, il nʼutilise pas lʼexpression clairement dépréciative de « société fermée » pour désigner le camp antilibéral, lui préférant celle de société de recentrage national. Précaution délaissée dans le même volume par son acolyte de la Fondation nationale des sciences politiques Grunberg : « Ce nouveau clivage opposerait les partisans de la ʽʽsociété ouverteʼʼ à la ʽʽsociété ferméeʼʼ »11, écrit-il.


Oublieux vis-à-vis de ces derniers, il fait la part belle aux premiers en expliquant que la liberté et lʼhumanisme sont leurs valeurs cardinales. Ah bon ? Les autres seraient-ils donc inhumains, mettraient-ils au pinacle les principes dʼoppression ou de contrainte ? Pour lui, un libéral, à quʼil attribue lʼélogieux qualificatif dʼindividu ouvert, est « favorable à la liberté des échanges, à la libre entreprise et à une vision ouverte de lʼidentité nationale et de la politique de lʼimmigration, […] champion de la construction européenne »12, qui adopte une « attitude positive à lʼégard de la mondialisation » et qui est un « défenseur des droits de lʼhomme face aux dirigeants des régimes autoritaires »13. Quel panygérique de lʼhomo liberalus !


De la même manière quʼil faut contrecarrer le dessein qui consiste à ériger les libéraux en « ouverts » confrontés à des « fermés », il sʼagit de remplacer le vocable utilisé par Patrick Buisson dʼ « antilibéraux » par un autre, qui comporterait une connotation positive. Le terme qui nous paraît le plus approprié est celui de « souverainiste ». Ce choix nʼa rien de nouveau. En attestent ces courtes réflexions qui datent des lendemains de lʼélection présidentielle de 2012, contenues dans les articles suivants : « La vague rose sʼarrête à lʼest » et « Le front national avant-garde de la nouvelle classe ouvrière »14. Les résultats de 2017 sont venus ainsi confirmer nos prévisions.


Le nouveau clivage sur lequel on discute tant dans les médias depuis quelques temps oppose libéraux et souverainistes. Tel est notre choix sémantique. Nous le trouvons, inutile de le dire, préférable à lʼopposition « ouverts » contre « fermés », mais aussi plus judicieux que les dialectiques progressisme / populisme ou mondialisme / nationalisme.


Choisir la bonne dialectique


En vérité la triplette libéralisme-progressisme-mondialisme se trouve en opposition diamétrale par rapport à la triplette souverainisme-populisme-nationalisme. Or cʼest ce dernier mot quʼavait utilisé Macron lors de son discours du soir du 1er tour afin de jeter lʼanathème à sa dauphine Marine Le Pen, se proclamant ni champion du libéralisme ni du progressisme – et encore moins du cosmopolitisme, cʼest-à-dire du mondialisme – mais du patriotisme.


Il se référait implicitement à ce vieil adage de Romain Gary qui veut que patriotisme soit lʼamour des siens tandis que le nationalisme serait la haine des autres. Quel subtil sophisme ! Il nʼy a rien de plus trompeur. Cʼest jouer sur les mots, et chacun connaît leur pouvoir de manipulation. Le nationalisme et la patriotisme ont un sens similaire, ce qui sʼapparente à de la haine des autres relève à la rigueur de la xénophobie, du chauvinisme, pas du nationalisme.


Sachons dépasser cette distinction inepte entre nationalisme et patriotisme, et mettons en avant le vocable qui suit : souverainisme. « Un des plus grands crimes quʼon puisse commettre, cʼest sans doute lʼattentat contre la souveraineté », écrivit Joseph de Maistre dans Considérations sur la France15. Notre souveraineté, à nous Français, est la condition de possibilité de notre liberté et de notre identité.


Assumons donc être souverainistes, revendiquons-le même ! Soyons du souverainisme intégral, ce qui signifie souverainisme national et royal, contre ceux qui, ayant bien compris la performativité de ce mot, se réclament du souverainisme européen. Dans sa tribune publiée dans les journaux de tous les pays de lʼUnion européenne le 5 mars dernier, le président Macron prônait un « souverainisme européen »16.


La question européenne a précipité la fin du clivage gauche-droite


Cʼest lʼEurope justement, le projet dʼétablissement dʼun État-région européen, qui a amené à la disruption du clivage politique en place depuis lʼinstauration de la Vème République au profit du clivage du « nouveau monde ». Les référendums de 1992 et 2005 sur lʼEurope ont été les pierres angulaires de la constitution du clivage libéraux / souverainistes, précipitant le déclin voire la disparition du clivage traditionnel gauche / droite. « Cʼest durant le débat qui a précédé la ratification par référendum du traité de Maastricht, adopté par 51 % des suffrages exprimés, que lʼopposition entre ʽʽélitesʼʼ et ʽʽpeupleʼʼ est devenue lʼun des lieux communs du commentaire politique ; treize ans plus tard, lors du vote sur le Traité constitutionnel européen, elle a pris une nouvelle vigueur. »17


Le référendum de 2005 a marqué, en effet, « lʼentrée en dissidence des catégories intermédiaires. Le corps social commence à se réunifier contre se strates dirigeantes. »18 Cʼest à ce moment-là, par exemple, que débute la trajectoire dissidente dʼÉtienne Chouard, dont le métier de professeur dans le secondaire quʼil appartient à ces catégories intermédiaires. Le politiste Gérard Grunberg confirme cette thèse : « Lʼenjeu européen affaiblit davantage le clivage gauche / droite. »19


Immigration et Europe, les deux faces de la médaille mondialisation


Ainsi la forme politico-institutionnelle de la mondialisation – la dissolution de lʼÉtat-nation français dans un ensemble européen – a joué un rôle déterminant dans cette métamorphose. Sans oublier son corollaire démographique et ethnico-culturel : lʼimmigration de masse de ressortissants extra-européens, principalement issus de notre ancien empire colonial, particulièrement visible dans certains territoires des métropoles hexagonales – les fameuses « banlieues », notion chère à nos journalistes mais qui sʼavère réducteur, puisque la banlieue parisienne cʼest autant Saint-Cloud que Saint-Denis – a contribué de façon décisive à lʼémergence dʼun pôle souverainiste.


Il est situé, au moment de sa naissance, à la droite du R.P.R., de Philippe Séguin à Jean-Marie Le Pen en passant par Philippe de Villiers, Charles Pasqua et Bruno Mégret.


Mais il bénéficie aussi dʼapports venus de la gauche, des anciens électeurs communistes au niveau de la base au néo-chevènementiste Florian Philippot pour ce qui est du sommet, en passant par Andréa Kotarac, ce conseiller régional dʼAuvergne-Rhône-Alpes transfuge de la France insoumise qui roule maintenant pour Marine Le Pen. Comme lʼa signalé Emmanuel Todd il prend des électeurs à gauche et à droite.


La mondialisation est le déterminant majeur du changement de clivage. Intégration européenne, fait migratoire, mais aussi le libre-échange, la nouvelle stratégie économique des élites qui choisissent la désindustrialisation de notre sol.


En plus de la concurrence asiatique, qui provoque les grandes vagues de délocalisations depuis les années 1980, les ouvriers de lʼindustrie ont à faire face aux couches salariées des ex-démocraties populaires, qui, « sauvagement intégrées au marché communautaire avec un coût du travail cinq à dix fois plus faible quʼen Europe de lʼOuest, ont aussi joué leur rôle de briseurs de salaires. »20 Les causes principales étant posées, venons-en aux causes secondaires.


Le rôle joué par la laïcisation de la société française


Elles sont à chercher dans la sécularisation de la population française. Sans Église forte contre laquelle combattre, la contre-Église, le combisme des Frères-la-truelle en somme, perd la raison de son existence et en vient mécaniquement à disparaître. « Républicanisme, socialisme, communisme se sont en pratique définis contre un catholicisme résiduel, qui les structurait pour ainsi dire négativement. La mort de cette religion a tué comme ricochet les idéologies modernes »21, explique Emmanuel Todd. La droite est historiquement le parti ecclésiastique et la gauche le parti anticlérical.


Elles sont présentement converties à la laïcité, comme le met en évidence le penseur néo-tocquevillien Gilles Lipovetsky lorsquʼil soutient que « le principe de laïcité de lʼÉtat nʼest plus sérieusement combattu ; tout au plus a-t-on vu, à lʼoccasion du problème des foulards islamiques, sʼaffronter deux modèles de laïcité : lʼun, intransigeant ou rigoriste, exigeant une stricte neutralité des signes vestimentaires ; lʼautre, ouvert et pluraliste, reconnaissant le droit à certaines différences à lʼintérieur des établissements scolaires22. »


Désormais, certes peut-être provisoirement, la majorité des catholiques semble préférer le libéralisme au souverainisme. Les retraités soutiennent très largement le pouvoir en place et ils sont ceux qui se déclarent le plus attachés à la religion catholique. Ceci explique certainement cela ; la pratique catholique résiduelle qui subsiste étant, en outre, dʼorigine essentiellement bourgeoise. Même si un néo-christianisme de nature juvénile et prolétarienne a pu émerger avec la crise des Gilets jaunes : en attestent le relatif succès médiatique dʼun manifestant gilet jaune appelé Thibault, royaliste assumé, ainsi que lʼaffiche du dernier spectacle de lʼhumoriste Dieudonné, intitulé « Gilets jaunes », qui montre un Christ en croix portant un... gilet jaune.


Les archipels français


Du reste, sʼil y a un archipel français, comme dirait le spécialiste de lʼopinion Jérôme Fourquet23, il y a aussi un archipel du milieu catholique en France, entre les bourgeois fidèles au pape François, plus nombreux, et les autres, plus marginaux, de plus en plus sensibles à la cause sédévacantiste, les uns se rattachant au libéralisme et les autres au souverainisme, si lʼon sʼappuie sur les données post-électorales des européennes de 2019, mais cette situation pourrait très vite changer.


Aujourd’hui, et quel ne fut pas le génie de Charles Maurras, cʼest lʼidée de nation qui unit, et la religion qui divise, favorisant une querelle entre les modernes et les traditionalistes, à rebours de sa fonction principielle, qui est de relier les hommes entre eux. Plus précisément, ce « religare » immanent est la conséquence, lʼeffet collatéral, du « religare » transcendant, qui est la fonction ontologique de la religion, celle de relier lʼhomme à un au-delà « acosmique », plus prosaïquement de relier la créature à son créateur.


En un mot, dans notre France déchristianisée, politique dʼabord ! Les chiffres parlent dʼeux-mêmes : en 1948 37 % des Français étaient catholiques pratiquants réguliers. En 1968 25 %, en 1988 13 % et en 2007 8 %.


Le sociologique prend le pas sur lʼidéologique


Les différences à lʼintérieur de lʼélectorat ne se situent plus tellement sur le terrain idéologique. Elles se fondent avant tout sur une base purement sociologique. On peut prendre pour exemple cette observation de Todd : « Quand le Front national est apparu en 1984-1986, il était difficile de définir son électorat en fonction des catégories socioprofessionnelles. Mais très vite, anathémisé par les élites néolibérales, le FN sʼest identifié à lʼaliénation des milieux populaires »24. Lors des élections régionales de 2015, 51 % des ouvriers et 16 % des cadres ont voté pour le FN25. Outre les catégories socioprofessionnelles, la variable explicative des déterminants du vote la plus pertinente est le niveau dʼinstruction. Signe dʼune fracturation entre la France dʼen haut et la France dʼen bas, laquelle représente la majorité de lʼélectorat.


Ainsi la majorité politique doit sʼidentifier à cette majorité sociale, pour reprendre un formule mitterrandienne. Lʼécrasante majorité de travailleurs, actifs ou retraités, dʼartisans, dʼouvriers, de commerçants et dʼemployés, sans oublier les « capacités » patriotes, les notables plus soucieux du bien commun que de leurs biens particuliers, appartiennent naturellement au camp souverainiste.


Ils sont ceux qui soutiennent le combat des Gilets jaunes. Les 4 Français sur 5 qui se sont sentis solidaires de la colère de leurs concitoyens de la périphérie, qui, assignés à résidence à cause de la baisse de leur pouvoir dʼachat, eu égard notamment à la hausse des taxes sur les hydrocarbures, se sont assignés à résistance. Contre le système économique – le capitalisme financier –, contre le système politique – la démocratie représentative – contre un État républicain accusé de faire subir un matraquage fiscal, lequel matraquage sʼest vite métamorphosé en matraquage policier, sous lʼégide du « voyoutocrate » de Forcalquier Christophe Castaner.


La lutte de classe est de retour, les « gros » nʼayant jamais cessé de guerroyer, mais les « petits » sʼétant mis à répliquer face aux offensives du Capital. La France souverainiste, cʼest lʼaddition de la Manif pour tous et des Gilets jaunes. Cʼest la population dénigrée par les représentations médiatiques et culturelles du Pays légal : les élites mondialisées dépeignent ces perdants matériels et symboliques de la globalisation en Le Quesnoy ou en Dupont-Lajoie, en réacsʼ coincés ou en beaufs racistes...


La communauté sociale contre la société de consommation


Celui qui veut conquérir le cœur de ces Français devra conjuguer attachement aux principes prévalant dans une société traditionnelle – Vie, Famille, Patrimoine, Hiérarchie – et souci de la justice sociale – Protection, Travail, Sécurité, Solidarité –, tout en développant un discours de réhabilitation de lʼesprit communautaire, ce lien social mécanique que décrivait Émile Durkheim.


Face aux libéraux qui entendent ériger en valeurs suprêmes les rapports marchands et lʼindividualité, il sʼagit dʼassocier équité et efficacité. Poser le primat du collectif ne doit pas pour autant avoir pour effet de brider lʼinitiative entrepreneuriale, il doit au contraire la favoriser. La production économique résulte nécessairement dʼinteractions sociales multiples, lesquelles, si elles se tissent dans un climat de confiance, que peut dégrader le sentiment dʼinsécurité physique (que stimule lʼaccroissement de la délinquance et de la criminalité) et culturel (occasionné par un stress ethnique lié au « grand remplacement » en cours), tendent à optimiser la performance au travail et donc la compétitivité.


Mais dʼailleurs, comme lʼexplique Jean Baudrillard, tordant le cou au mythe individualiste du self-made-man, lʼaction entrepreneuriale relève bien plus dʼune dimension collective quʼindiviudelle : « La vérité de la consommation, cʼest quʼelle est non une fonction de jouissance, mais une fonction de production – et donc, tout comme la production matérielle, une fonction non pas individuelle, mais immédiatement et totalement collective. »26


Dʼoù lʼimportance de la frontière, de lʼincitation à la mise en place de circuits-courts, dʼune politique économique appelée localisme, comme projet alternatif au libre-échange. Ainsi le souverainisme nʼest pas indissociable de lʼécologie. Au contraire, il nʼy a rien de plus écologiste que de vouloir enrayer le processus de légitimation de la libre-circulation des êtres humains, des marchandises et des capitaux.


Pas dʼécologie sans frontières


Lʼécologie sérieuse nʼest pas tant un rempart au fantasmatique réchauffement climatique que lʼeffort permanent qui vise la construction dʼun nouveau système de développement politique, économique et social différent du projet dʼédification dʼun système-monde, cʼest-à-dire un État-monde, dʼune gouvernance mondiale.


Or le mondialisme concrètement existant, se déployant à partir des mégalopoles New-York, Washington, San Francisco, Los Angeles, Londres, Paris, Singapour, Tokyo, Hong-Kong et Shangaï, aspire à se constituer un centre qui deviendrait le nombril de la terre. Ce cœur planétaire cʼest Jérusalem. Le mondialisme, en pratique, géographiquement parlant, manœuvre pour faire de Sion, synecdoque de la ville que les Judéens prirent au Jébuséens, la capitale du monde. Il suffit de prendre connaissance des écrits de Gideon Rachman, éditorialiste pour le Financial Times chargé des affaires internationales, et de Jacques Attali pour sʼen convaincre.


Vouloir que Jérusalem devienne capitale-monde, la Cité par excellence du « nouveau monde » dont on nous parle tant depuis la victoire de Macron, cʼest poursuivre un but politique : il sʼapelle le sionisme. Son ennemi nʼa dʼautre nom que la nation. Cʼest cela qui explique lʼinterdit absolu qui existe de nos jours quant à la critique du sionisme. Toute critique de celui-ci relèverait de lʼinfâme, de lʼantisémitisme : la parole présidentielle était là pour nous le rappeler en février 2019. Cʼest pourquoi le souverainisme et incompatible avec le sionisme. Celui-ci nʼest pas miscible dans celui-là.


Depuis quʼelle existe, en réalité, soutient Jean Baudrillard, la « société de consommation se veut comme une Jérusalem encerclée, riche et menacée, cʼest là son idéologie. »27 Sur la défensive, Jérusalem, ou Sion, attaque pour mieux se protéger, par lʼanathème et la diffamation. Elle est lieu en même temps phyique et symbolique de la société-monde de la consommation.


En théorie, le divin marché, qui, selon le rêve des libéraux, atteint son fonctionnement optimal quand y interagissent des agents se faisant une concurrence pure et parfaite, en un mot libre, que lʼÉtat ne vient pas fausser, est assimilable à une Jérusalem céleste ; lisez Harmonies économiques (1850) de Frédéric Bastiat et vous y trouverez un bien curieux providentialisme. Cette Jérusalem serait potentiellement menacée par Babylone, par les interventions de la puissance publique, que symbolise la tour de Babel édifiée par le chasseur devant Dieu Nemrod.


Le « nomos » de la terre promise du Marché


En pratique, néanmoins, le paradigme libéral, qui paraît dans sa substance même déterritorialisé, sʼinscrit dans un « nomos » de la terre dont le point nodal est la « ville-trois-fois-sainte ». Elle est la cosmopolis par excellence, la ville-monde jalousée par tant dʼautres métropoles puissantes qui espèrent pouvoir un jour surpasser sa force symbolique. Mais leur désir est vain. La Jérusalem terrestre est le telos du libéralisme politique, sa mesure ainsi que sa fin. Sa délimitation au fond, son horizon indépassable.


Nʼoublions pas que cette idéologie dite à tort du présent est en vérité un millénarisme, qui prospère sur la promesse de lʼaccomplissement à terme du royaume du Ciel descendu sur le monde, de lʼÉden restauré, du paradis sur terre... Lʼutopie étant la mère de tous les génocides – les grands massacres du XXème siècle ont été perpétrés par des millénarismes séculiers –, le souverainisme nʼa pas pour vocation de laisser présager le meilleur, mais il faut se contenter dʼune dose maximale de modestie en laissant augurer le moins pire. Un souverainsiste conséquent se doit de soumettre au peuple lʼidée dʼun monde possible en lui montrant le caractère dystopique du dessein libéral.


Illusions et désillusions du Progrès


Certes la limite, la frontière, la délimitation ne réenchante pas lʼexistence moderne – qui en a tant besoin ! – mais au moins elle prévient des excès intolérables consubstantiels au déploiement de la logique libérale. Plus le progrès avance, plus il sʼinstalle, plus il suscite des craintes. Il était mort, dit-on, dans les tranchées de la Grande Guerre. Telle un phénix la religion du Progrès sʼest régénérée, convainquant en ce moment même un large public que les nouvelles technologies sont la voie du salut, quʼelles rendent le bonheur plus seulement pensable mais surtout possible. Lʼâge dʼor est à portée de main – merci aux avancées de la Science – accessible depuis son smartphone.


Cependant les désillusions propres à cette ère dominée par les « youtubeurs », les « instagrammeurs », ne cessent de croître. Haro sur les GAFAM28 ! Adulés hier, maintenant abhorrés ? Ils sont en tout état de cause, paradoxe suprême, le sujet et lʼobjet, lʼinstrument et la cible, de la déferlante populiste qui sʼest cristallisée autour du Brexit au Royaume-Uni, de la victoire de Donald Trump aux États-Unis et du mouvement des Gilets jaunes en France, à partir de 2016.


La crise de la mondialisation en Occident a eu pour conséquence la montée de ce que les commentateurs anglo-saxons appellent lʼ « illibéralisme », cʼest-à-dire finalement le souverainisme. « Le libéralisme est obsolète », a récemment fait remarquer Vladimir Poutine dans une interview accordée au Financial Times. Au fort de Brégançon, juste avant le G7, Macron a répliqué. Il sʼest hasardé à avancer que lʼécrivain anti-soviétique Alexandre Soljenitsyne figure parmi « les grandes consciences qui ont fait de la Russie une grande puissance des Lumières. » Cʼest méconnaître lʼauteur de LʼArchipel du Goulag que de lʼarrimer à la pensée libérale, lui qui est un patriote russe, un ardent défenseur de lʼidentité orthodoxe et de lʼâme slave traditionnelle, que le bolchevisme de Lénine, Trotsky et Staline a voulu étouffer.


Pour un programme commun de la Souveraineté


Il reste, pour ceux qui sont las de lʼimposture macronienne, à bâtir un programme de la souveraineté reconquise, dont la mise en œuvre pourrait être facilitée par la tendance anti-globaliste impulsée par Donald Trump et Boris Johnson, à rebours de leurs devanciers qui instituèrent lʼordre transatlantique thalassocratique imposant son hégémonie sans partage sur le globe depuis le XVIIIème siècle, si ce nʼest avant, à partir de 1651 et lʼActe de Navigation proclamé par Oliver Cromwell.


Une nouvelle période de lʼhistoire sʼouvre, plus hégélienne que kantienne, multipolaire, protectionniste, où au multilatéralisme des grands sommets de communiants, dʼinspiration onusienne, se substituent les relations bilatérales. Même un Macron, comme le souligne Éric Zemmour, sʼest plié à cet ordre des choses29. Mais son pragmatisme nʼira pas jusquʼà nous affranchir de lʼimperium exercé par les instances supranationales (O.N.U., O.T.A.N., tribunaux internationaux, U.E., O.M.C., F.M.I., etc.).


Une tabula rasa est pourtant la condition sine qua non de la restauration de notre capacité à maîtriser notre destinée, tant économique que démographique. Nous devons tout autant nous délivrer de la Bancocratie, qui asphyxie lʼélan créatif de nos forces vives par la logique de la dette, que de la Xénocratie, qui est en train dʼaltérer le substrat ethnique de notre population, lequel est en première instance de composition gauloise, comme lʼont affirmé les historiens Henri, comte de Boulainvilliers, et Augustin Thierry, et contrairement aux péroraisons de Nicolas Sarkzoy qui en mars 2007 sur TF1 prétendait, avant dʼen appeler à relever le défi du métissage en avril 2009 à Saclay, que la France est une communauté de valeurs et non une race. En somme à ses yeux elle nʼest pas une ethnie mais une idée.


Or, toute idée ne peut ni vivre ni se développer si elle nʼest incarnée. Lʼidée souverainiste, pour triompher, aura besoin de sʼincarner. Pourquoi pas dans un Roi ?


 


1Pascal Perrineau (dir.), Le vote disruptif. Les élections présidentielles et législatives de 2017, Presses de Sciences Po, 2017, p. 17.


2Idem.


3Georges Lavau., À quoi sert le parti communiste français ?, Paris, Fayard, 1981.


4Emmanuel Todd, Après la démocratie, Paris, Gallimard, 2008, p. 174.


5Ibid., p. 26.


6Gérard Grunberg, « Le sombre avenir de la gauche », in Pascal Perrineau (dir.), op. cit., p. 315.


7Marie Bordet et Laurent Telo, Cʼest toujours moi qui fait le sale boulot, Paris, Fayard, 2019.


8Emmanuel Todd, op. cit., p. 200.


9Michel Hastings, « Le clivage gauche-droite : disparition ou renouvellement ? », Cahiers français, Mai-juin 2018, n° 404, p. 37.


10Pascal Perrineau, op. cit., p. 21.


11Gérard Grunberg, op. cit., p. 315.


12Idem.


13Ibid., p. 316.


14Lire à ce propos les textes suivants : http://www.trop-libre.fr/la-vague-rose-s%E2%80%99arrete-a-l%E2%80%99est/; http://www.trop-libre.fr/le-front-national-avant-garde-de-la-%C2%AB-nouvelle-classe-ouvriere-%C2%BB-2/ ; https://cerclearistote.com/2018/10/la-resurgence-des-classes-sociales-les-lecons-de-2017/#sdfootnote6sym ; http://www.jesuisfrancais.blog/2019/05/21/europeennes-2019-le-nouveau-clivage-persiste-et-signe/.


15Paris, Garnier, 1980 [1ère publication : 1797], p. 36.


16https://www.francetvinfo.fr/elections/europeennes/emmanuel-macron-prone-un-souverainisme-europeen_3218975.html


17Emmanuel Todd, op. cit., p. 70.


18Ibid., p. 172.


19Gérard Grunberg, op. cit.


20Emmanuel Todd, p. 175.


21Ibid., p. 33.


22Le crépuscule du devoir, Paris, Gallimard, 1992, p. 189-190.


23Auteur de LʼArchipel français. Naissance dʼune nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019.


24Emmanuel Todd, op. cit., p. 170.


25Chiffres indiqués par Hervé Le Bras, Le nouvel ordre électoral. Tripartisme contre démocratie, Seuil / La République des idées, 2016, p. 12.


26Jean Baudrillard, La société de consommation, Paris, Denoël, 1970, p. 109.


27Ibid., p. 35.


28Accronyme des géants Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft.


29http://www.lefigaro.fr/vox/politique/eric-zemmour-quand-charles-maurras-inspire-emmanuel-macron-20190830


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