Et Thomas Gerbet
Le recours par le gouvernement fédéral à la firme McKinsey est monté en flèche depuis l’arrivée au pouvoir de Justin Trudeau, au point où le cabinet-conseil jouerait un rôle central dans les politiques d’immigration au pays, révèle une enquête de Radio-Canada.
L’influence de cette entreprise de conseils privés, déjà décriée dans plusieurs pays, dont la France, mais aussi au Québec, fait l’objet de critiques au sein de la fonction publique fédérale.
Au total, selon les données des comptes publics de Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC), les libéraux ont dépensé 30 fois plus d’argent à ce cabinet-conseil que les conservateurs de Stephen Harper, tout en passant moins de temps au pouvoir.
Les contrats se chiffrent en dizaines de millions de dollars et sont parfois donnés de gré à gré, sans appel d’offres.
McKinsey est une firme américaine qui emploie 30 000 consultants dans 130 bureaux répartis dans 65 pays. (Nouvelle fenêtre)Elle conseille tant des entreprises privées que des sociétés publiques, dont les intérêts peuvent être divergents, et a pour habitude de ne pas divulguer avec qui elle fait affaire.
Les sommes versées à McKinsey ont explosé entre le règne conservateur et celui de Justin Trudeau, passant de 2,2 millions de dollars en neuf ans, sous Stephen Harper, à 66 millions de dollars en sept ans.
L’analyse des contrats octroyés par SPAC démontre par ailleurs une croissance continue, année après année, sous le gouvernement libéral.
Ces données ne sont par ailleurs pas exhaustives. Nous avons aussi découvert des contrats donnés dans les derniers mois à McKinsey par des sociétés d’État fédérales.
Par exemple, Exportation et développement Canada a dépensé 7,3 millions de dollars depuis l’année passée pour différentes analyses. De son côté, la Banque de développement du Canada a payé 8,8 millions pour des conseils entre 2021 et 2022.
Un rôle central dans l’immigration canadienne
L’analyse des contrats démontre que c’est Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) qui a eu le plus recours à McKinsey depuis 2015, avec 24,5 millions de dollars accordés pour des conseils en gestion.
Avec l'Agence des services frontaliers, ils totalisent 44 % du montant total.
Quel a été le rôle précis de cette firme? Impossible d’avoir des réponses claires.
Le cabinet-conseil a refusé de répondre à nos questions concernant ses différentes implications et ententes avec le gouvernement fédéral. De son côté, malgré notre demande, Ottawa n’a pas voulu partager les rapports réalisés par cette firme.
L’influence de McKinsey sur les politiques d’immigration canadiennes n’a cessé de grandir au cours des dernières années, sans que le public en ait conscience.
C’était complètement opaque! On a demandé de collaborer, pour faire passer nos idées, mais ça n’a pas marché
, raconte une source qui a un poste important au sein d’IRCC.
Deux personnes ont accepté de nous décrire les actions menées par McKinsey au sein de ce ministère, à condition de préserver leur identité, puisqu’elles ne sont pas autorisées à parler publiquement. Ces fonctionnaires ont eu de fortes responsabilités au plus fort de la présence du cabinet-conseil et ont témoigné séparément auprès de Radio-Canada.
McKinsey, c’était une idée du gouvernement. Le politique décide pour les fonctionnaires. Ça cause beaucoup d’instabilité opérationnelle
, détaille notre seconde source.
« Ces gens, ces firmes, oublient l'intérêt général, ça ne les intéresse pas. Ils n’ont pas d’imputabilité. »
Selon l’intitulé des contrats, très flou, McKinsey a notamment été engagé pour développer et implanter diverses stratégies de transformation
. Leur mission portait essentiellement sur l’examen, l’élaboration et la mise en œuvre d’outils, de processus et de services numériques
, précise un porte-parole d’IRCC.
Ce mandat, ajoute-t-il, a été revu durant la pandémie, avec une hausse de la valeur du contrat, afin d’aider IRCC à répondre à ces pressions découlant de la pandémie, à gérer un nombre accru de demandes et à maintenir des services à la clientèle essentiels
.
Des mandats pour la transformation
d’Immigration Canada
Des représentants de la firme ont animé une dizaine de réunions du Comité de transformation d’IRCC, ou y ont assisté, d’après des documents obtenus par la Loi sur l’accès à l’information. Aucun détail sur ces présentations n’y figure cependant.
On a eu quelques présentations sur des trucs très génériques, complètement creux. Ils arrivaient avec de jolies couleurs, de jolies présentations et disaient qu’ils vont tout révolutionner
, assure l’une de nos sources.
« L’immigration, c’est extrêmement compliqué. Tu ne peux pas débarquer avec de gros sabots et dire que tu vas nous apprendre la vie. »
À la fin, on ne sait pas du tout ce qu’ils ont fait
, poursuit notre source, en évoquant du joli marketing
qui n’est pas de la science
.
Au cours d’un comité fédéral fin novembre, des responsables d’IRCC ont brièvement abordé l’implication de McKinsey. C’est pour des efforts de transformation [du ministère], puis la modernisation des systèmes d’immigration
, a indiqué la sous-ministre Christiane Fox, en parlant des pratiques [pour] voir comment on peut améliorer nos processus et nos politiques
.
Nos sources, en interne, sont peu convaincues.
Selon les dirigeants et politiciens, tout ce qui vient de l'extérieur est toujours meilleur, même s’il y avait déjà beaucoup de ressources en interne
, juge l’une d’elle. Ils [chez McKinsey] disent toujours qu’ils ont une grande expertise, mais ça n’a aucun sens, car on avait l’expertise et on a été complètement mis de côté
, ajoute notre autre contact.
Un comité économique fédéral dirigé par le grand patron de McKinsey
La potentielle influence de McKinsey sur les seuils d’immigration canadiens est elle aussi déplorée par nos sources.
Cet automne, Ottawa a dévoilé un plan historique, avec l’objectif d’accueillir 500 000 nouveaux résidents permanents, chaque année, d’ici 2025 pour mettre l’accent sur la croissance économique
.
Une cible et des propos quasi similaires aux conclusions d’un rapport dévoilé en 2016 par un comité formé par le gouvernement fédéral. Un groupe de conseillers économiques, dirigés par Dominic Barton, alors grand patron mondial de McKinsey, avait été formé par Bill Morneau, l’ex-ministre des Finances.
Ce comité recommandait à Ottawa d'accroître graduellement l’immigration permanente à 450 000 personnes par année
, notamment pour la dynamique du marché du travail
. Le Canada accueillait alors environ 320 000 résidents permanents.
À l’époque, publiquement, ce plan ne faisait pas l’unanimité au gouvernement. Le ministre de l’Immigration, John McCallum, parlait d’un chiffre énorme
. Ce n’est pas moi qui pousse pour ça
, disait-il.
Rapidement cependant, et malgré les critiques en interne, on nous a dit que c’était le plan fondateur
, assure l’une de nos sources.
McKinsey dit la vérité
, selon son ex-patron
Président de ce comité économique entre 2016 et 2019, Dominic Barton a quitté McKinsey en juillet 2018, après une trentaine d’années de services. Quelques jours plus tard, en août, le cabinet-conseil a commencé son premier contrat avec IRCC.
Dominic Barton a quant à lui été nommé ambassadeur du Canada en Chine par Justin Trudeau, en 2019, avant de quitter ses fonctions deux ans plus tard et de rejoindre la firme Rio Tinto.
Juste avant la pandémie, des élus l’ont questionné sur les relations qu’il pouvait avoir avec des entreprises chinoises, au cours de son emploi avec McKinsey. Il a alors donné sa définition du rôle de son ancienne entreprise.
« [McKinsey] est reconnue comme étant une firme qui dit la vérité à ceux qui sont au pouvoir et qui dit les choses telles qu’elles le sont. »
Quel a été son rôle dans la hausse exponentielle des contrats obtenus par McKinsey auprès du gouvernement fédéral? Les questions posées à Dominic Barton sont restées sans réponse.
De multiples contrats sans appel d’offres
Outre IRCC, d’autres ministères ont confié des mandats à McKinsey dans les dernières années.
Travaux publics et Services gouvernementaux Canada a eu recours à cette firme pour des services informatiques. Quant à Innovation, Sciences et Développement économique Canada, c’est pour des conseils en gestion, mais aussi des services scientifiques et de recherche qu’il a fait appel à McKinsey.
La Défense nationale a aussi dépensé plusieurs millions pour, par exemple, une orientation en leadership
.
Certaines de ces ententes sont d’ailleurs toujours en cours et d’autres dépenses seront à ajouter.
Au total, selon nos recherches, SPAC a signé 18 ententes avec McKinsey, depuis 2021, pour différentes entités fédérales. Le montant grimpe à plus de 45 millions de dollars.
L’intégralité de ces contrats ont été attribués à un fournisseur unique
, indiquent les documents obtenus par Radio-Canada. Cela signifie qu’il n’y a eu aucun processus concurrentiel.
Une aide pour combler la pénurie de main-d’œuvre, selon Ottawa
Mais pour quelles raisons Ottawa a-t-il fait le choix de faire appel à un cabinet privé?
Interrogé par Radio-Canada, le bureau du premier ministre nous a renvoyés au Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada. Ce dernier explique que l’acquisition de services professionnels permet au gouvernement de compléter le travail des fonctionnaires en faisant l’acquisition d’expertises particulières et de faire face aux fluctuations de la charge de travail
.
Selon le porte-parole Martin Potvin, un contrat octroyé à un fournisseur comme McKinsey peut aussi contribuer à combler les pénuries dans certains groupes d’emploi et dans des lieux géographiques précis en vue de maintenir les opérations
.
Ottawa ajoute que la décision de recourir à l’approvisionnement pour répondre aux besoins opérationnels revient aux ministères eux-mêmes.
Un gouvernement de l’ombre
Des experts, interrogés par Radio-Canada, sont quant à eux sceptiques.
Comment se fait-il que McKinsey ait les compétences de faire absolument tout ce que fait un gouvernement?
s’interroge Benoit Duguay, professeur titulaire à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM.
Lui-même ancien consultant (mais pas chez McKinsey), il s’étonne que la firme ait tant de pouvoir d’influence
.
« Je trouve ça inquiétant. [...] Ça ressemble à un autre ordre de gouvernement. Presque un gouvernement supranational. »
Ces révélations soulèvent énormément de questions
, clame quant à elle Isabelle Fortier, professeure à l’École nationale d’administration publique.
McKinsey est un phénomène tentaculaire
, affirme cette spécialiste qui s’est penchée sur le rôle de cette firme en France. Ce recours aux cabinets de conseils reflète une rupture politico-administrative
, juge-t-elle.
Le politique peut rêver de bien des choses, mais la machine administrative doit être capable de lui dire ce qui peut se faire dans le contexte actuel. On a laissé tomber cette expertise interne
, reprend Isabelle Fortier.
« C’est un gouvernement de l’ombre, mais qui agit partout, sans aucune légitimité et sans aucun recul critique, sans aucune transparence. »
Le gouvernement du Canada rappelle quant à lui qu’il s’est engagé à fournir des services de haute qualité aux Canadiens et aux Canadiennes
et qu’il s’efforce de le faire en assurant le meilleur rapport qualité-prix possible pour les contribuables
.
Les ministères sont tenus de respecter des exigences dans l’attribution des contrats de manière équitable, ouverte et transparente
, ajoute Ottawa.
Polémique en France, enquête réclamée au Canada
Ces dernières années, McKinsey a conseillé de nombreux gouvernements nationaux pour lutter contre la COVID-19, notamment ceux des États-Unis, du Royaume-Uni, de l'Allemagne ou encore du Mexique.
En France, McKinsey fait les manchettes depuis plusieurs mois.
En mars 2022, une enquête du Sénat (Nouvelle fenêtre) (Nouvelle fenêtre) a conclu à un phénomène tentaculaire
et à un recours massif
à ces consultants, ce qui soulève des questions quant à la bonne utilisation des deniers publics
et à notre vision de l’État et de sa souveraineté face aux cabinets privés
.
Selon le rapport du Sénat français, les cabinets de conseil comme McKinsey organisent la dépendance à leur égard
.
« Le recours aux consultants constitue aujourd’hui un réflexe : ils sont sollicités pour leur expertise (même lorsque l’État dispose déjà de compétences en interne) et leur capacité à apporter un regard extérieur à l’administration. »
En novembre, la justice française a également ouvert trois enquêtes (Nouvelle fenêtre) pour des allégations d’optimisation fiscale, d’irrégularités dans l’attribution des contrats publics et intervention de McKinsey dans les campagnes électorales du président Emmanuel Macron de 2017 et 2022.
Au Canada, des experts réclament eux aussi une enquête publique. On a besoin de transparence, de voir comment ces compagnies de conseil gèrent les contrats du gouvernement
, soutient l’avocat ontarien Lou Janssen Dangzalan, qui se penche sur les réformes numériques d'IRCC depuis longtemps.
Le gouvernement a planifié la modernisation du système d’immigration, mais les questions sur la façon de procéder sont légitimes
, reprend-il.
Je ne sais pas qui [pourrait le faire] ni comment, mais je rêverais d’une commission d’enquête au Canada pour tout décortiquer
, appuie la professeure Isabelle Fortier. Il faut forcer les boîtes noires à s’ouvrir.
L’influence de McKinsey en Ontario et au Québec
Le cabinet-conseil McKinsey a aussi fait parler de lui récemment au Québec en raison du rôle central qu'il a joué dans la gestion de la pandémie auprès du gouvernement Legault. McKinsey a eu accès à des informations confidentielles du gouvernement et a reçu 35 000 $ par jour pour ses services, ce qui a créé un malaise au sein de la fonction publique.
En 2021, McKinsey a aussi reçu 4,9 millions de dollars du ministère provincial de l’Économie et de l’Innovation pour l’aider à planifier la relance économique du Québec et à choisir les chantiers à prioriser.
En Ontario, (Nouvelle fenêtre)la vérificatrice générale a critiqué la province qui a signé un contrat de 1,6 million de dollars avec la firme privée pour créer une structure de gouvernance afin de faire face à la pandémie. Le gouvernement de Doug Ford a aussi octroyé 3,2 millions de dollars à McKinsey pour l’aider à planifier la reprise économique et la réouverture des écoles.
La VG a notamment conclu que le coût du consultant était supérieur aux taux standards de l’industrie.
Avec la collaboration de Daniel Boily et Marie Chabot-Johnson