Des problèmes de nature plus culturelle qu'identitaire, par Jean-Pierre Asselin de Beauville
La France sous contrôle identitaire ? Une lecture anthropologique, par Michel Agier
L'Etat ne peut donner et imposer une définition de l'identité nationale, par Dominique Lefebvre
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Comment peut-on parler d'identité nationale sans prendre l'engagement que le pouvoir linguistique soit équitablement distribué sur notre territoire ? Les inégalité linguistiques que l'on tolère parfois avec complaisance défont notre tissu social et encouragent les communautarismes.
Fadela Amara a jusqu'ici traité avec une coupable désinvolture la terrible insécurité linguistique qui ferme à double tour la porte des ghettos sociaux, excluant une partie de notre jeunesse de la communication sociale. Elle a confondu conformité aux normes et pouvoir de parole : "parler bien" et "parler juste". Elle a la chance, elle, de parler juste même et peut sans dommage se permettre quelques privautés lexicales et syntaxiques qui affichent, pense-t-elle, sa différence. Elle possède, elle, le pouvoir d'imposer à d'autres sa pensée alors que la plupart des jeunes qu'elle défend ont bien du mal à être compris au plus juste de leurs intentions. Elle a rejoint ceux qui, sûrs de leur pouvoir linguistique, balaient le problème d'un revers de main désinvolte : "Chacun parle comme il l'entend, chacun écrit comme il lui chante." La vérité serait ainsi dans le "particularisme identitaire".
Comprenons-nous bien, il ne s'agit pas de défendre ici la beauté immuable de la langue française, il ne s'agit pas de stigmatiser les fautes d'orthographe. Ce dont il s'agit c'est de défendre mordicus le droit de tout citoyen d'expliquer, d'argumenter, de convaincre et aussi de recevoir un discours ou un texte avec autant de bienveillance que de vigilance. Sans ces capacités il n'y a pas d'autonomie, pas d'initiative, pas de résistance, pas d'identité nationale possible.
N'oublions jamais que notre langue doit permettre de rassembler, de transcender les clivages, de guérir les déchirures. Elle ne doit surtout pas annihiler les différences culturelles et sociales, mais elle doit les rendre audibles les unes aux autres ; c'est ainsi qu'elle contribuera à préserver le lien social et à éviter que ce pays ne devienne un conglomérat de groupes imperméables les uns aux autres, prêts à tous les affrontements, à toutes les violences.
Tous ceux qui n'ont jamais eu la chance sociale et culturelle d'être invités aux concerts de la communication élargie n'ont eu que peu de raisons de s'emparer d'instruments linguistiques justes et pertinents. Non parce qu'ils ont été intellectuellement incapables de les utiliser, mais tout simplement parce que, dans le petit périmètre de communication qui leur fut concédé, ces instruments n'avaient pas leur utilité. En d'autres termes, lorsqu'un groupe social est tenu à l'écart des cercles de réflexion collective, des lieux d'influence et des centres de décision, il va "naturellement" se doter de moyens de parole réduits parce qu'ils constituent la réponse linguistique adaptée à la situation culturelle et sociale réduite qui lui est imposée. C'est en effet l'ambition que l'on nous autorise qui règle notre envie et notre capacité de conquérir la langue. Aller chercher par la parole ou par l'écriture l'Autre au plus loin de soi-même est dans notre pays un privilège auquel certains n'ont pas droit ; la marginalisation culturelle et sociale a engendré chez eux une insécurité linguistique que l'école n'a pas réussi à éviter et que les différents organismes sociaux, qui ont pris le relais, ont négligé au profit de petits boulots condamnés à être répétitifs et précaires par la pénurie des mots.
Défendre l'identité nationale c'est d'abord mener le combat pour permettre à chaque citoyen de transmettre à l'Autre sa pensée de la façon la plus juste et la plus précise, et d'ouvrir en retour son intelligence à la pensée de l'autre avec discernement. Un citoyen privé de réel pouvoir linguistique, en difficulté de conceptualisation et d'argumentation, ne pourra pas prendre une distance propice à la réflexion et à l'analyse. Il sera certainement plus perméable à tous les discours sectaires et intégristes qui prétendront lui apporter des réponses simples, immédiates et définitives. Il pourra plus facilement se laisser séduire par tous les stéréotypes qui offrent du monde une vision dichotomique et manichéenne. Il se soumettra plus docilement aux règles les plus rigides et les plus arbitraires pourvu qu'elles lui donnent l'illusion de transcender les insupportables frustrations quotidiennes d'une vie privée de sens. Etre capable de vigilance et de résistance contre toutes les utilisations perverses du langage, être préparé à imposer ses propres discours et ses propres textes en accord avec sa libre pensée, voilà ce qui fonde notre identité nationale, voilà ce qui fait que nous sommes citoyens d'une république laïque et fraternelle.
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Alain Bentolila, professeur de linguistique à l'université Paris-V
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