Dans Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, porté à l'écran par François Truffaut, les pompiers du futur, loyaux gardiens d'une société d'inculture, brûlaient les livres. Du moins ne les avaient-ils pas écrits eux-mêmes...
À l'encontre de Victor-Lévy Beaulieu, déçu du Québec, effrayé par l'épouvantail du bilinguisme et du multiculturalisme, qui songe à incendier toute son oeuvre. Un autodafé, rien de moins.
Déjà son poêle à bois a consumé son dernier-né, La Grande Tribu - C'est la faute à Papineau, à Trois-Pistoles, cette semaine, à l'heure du lancement. Le reste des 70 ouvrages suivra peut-être. VLB possède le sens du théâtre et du suspense. Ses coups de gueule, à droite et à gauche, à ses ennemis, à ses alliés, injustes, lucides ou carrément grossiers, sont du bonbon pour les médias. De son livre, dans lequel les héros des peuples d'ici et d'ailleurs forgent les identités nationales, les gens ont moins parlé. Mais le poêle à bois fait image...
D'une semaine à l'autre, on le voit gesticuler, brandir le tison, s'agiter le mâche-patate. On parcourt ses lettres assassines avec ahurissement. Tant d'exaltation dans un Québec engourdi sous la neige semble incongru. Lorsqu'il a voté ADQ aux dernières élections, le vent passéiste du Québec rural et l'esprit conservateur de Mario Dumont soufflèrent sur l'écrivain du Bas-du-Fleuve, qui semble bel et bien s'enfoncer dans un cul-de-sac. Mais la déception du vieux militant souverainiste fait peine à voir.
Besoin d'antidépresseurs ou de Ritalin, VLB?
Certes, mais les polémistes sont si rares ici. Et d'autant plus précieux, sans doute.
Je ne partage pas ses positions. Qui pourrait encore vivre dans un Québec au bois dormant, replié sur lui-même? Si jamais l'indépendance s'accomplissait (mais on est loin du compte), elle devrait s'arrimer aux piliers d'une population jeune, ouverte sur le monde, bilingue et multiculturelle. Nous voici à l'ère des feuilles plutôt qu'à celle des racines.
Cinquante ans après avoir commencé à écrire, VLB, géant de notre littérature, se tient sur le rivage, orphelin de ses idéaux, déraillant plus souvent qu'à son tour.
Mais rire de lui? Non. Une société ne peut tirer aucune gloire de rendre ses écrivains malheureux. Inévitable, la débâcle des vieux croyants? Sans doute. Amusante? Nullement.
Une génération de créateurs s'est investie corps et âme dans l'idéal souverainiste. Certains ont mis, depuis le temps que ça branle, quelque eau dans leur vin, d'autres portent le voile du deuil. Mais quand un écrivain a pondu une oeuvre aussi gigantesque que celle de Victor-Lévy Beaulieu, comment lui reprocher son immense coup de blues?
Oui, le Québec a changé. Notre société est moins frileuse qu'avant, mais bien ingrate et souvent amnésique. Elle doit beaucoup à ses artistes, aux idéaux brisés, qui l'ont portée sur leurs épaules, mais l'oublie dans un gloussement.
Les temps sont durs pour les pionniers.
«Le seul problème que j'ai, c'est que personne en mes alentours ne semble se rendre compte qu'à moi seul, je constitue toute la nation, son idée raciale et son idée civile, son idée de rébellion et son idée d'indépendance», écrit-il dans La Grande Tribu.
VLB s'était voulu l'homme-livre, l'homme-Québec. Folle ambition, soit! Mais comme il tombe de haut! Et comme ça doit faire mal!
Les gens lui répliquent à pleines lettres dans les journaux, lui opposant les arguments de la raison. Comme si la raison avait sa place ici. Il crie avec ses tripes. Sourd, mais non muet. Ni raisonnable, ni délicat, entortillé dans des racines qui l'étouffent et lui brouillent la vue...
J'ai pourtant envie de lever mon chapeau à l'écrivain enragé noir du repaire de Trois-Pistoles, parmi ses chiens et ses chats, debout sur la pile vertigineuse des mots enfantés dans la fièvre tout au long du demi-siècle, aujourd'hui en panne de sens.
On n'a pas tant de loups-garous qui hurlent à la lune, sans bon sens, parmi nos déserts blanc. Il y a une grandeur à la révolte hirsute et désespérée. Claude Gauvreau, en charge d'orignal, n'est-il pas un de ses héros?
«Ah que j'aimerais des fois être moins kebekois que je ne le suis, moins bas du plafond dans mon moi-même et mes émois, moins égocentrique, moins incivil, mois solitaire et plus solidaire, capable d'ouvrir le monde et de m'y enlivrer, capable d'oeuvrer le monde et de m'en délivrer... », lance Victor-Lévy Beaulieu dans son roman.
Mais un écrivain doit-il se confondre avec le destin de son peuple, au point de vouloir s'immoler avec lui? a-t-on envie de lui demander. Après tout, l'écriture transcende les frontières, et le lettré qu'il est, l'exégète de Melville, de Hugo et de Joyce, peut accrocher ses racines partout. Il estime quand même qu'un créateur a besoin d'un ancrage profond. «Je sais trop que si le génie existe, il n'a rien à voir avec l'individu, lançait-il cette semaine, mais tout à voir avec la société qui le porte et qu'il porte.» Or cette société, avec son élan planétaire, mais aussi ses médiocrités indéniables, tue les fondations mêmes de son oeuvre.
La nation qu'il a érigée avec ces millions de phrases n'existait sans doute que dans son esprit, mais le vrai destin des hommes-livres n'est-il pas de réinventer le monde? Et pourquoi demandent-ils à la réalité de s'y conformer? Elle les décevra à tout coup.
Pas raisonnable! Eh non! Mais jamais drabe.
Dans ce Fahrenheit 451, les membres d'une société itinérante apprenaient chacun un livre par coeur, afin de le sauver des flammes et de l'oubli. Ça prendrait une sacrée mémoire pour retenir les oeuvres de Victor-Lévy Beaulieu. À elle seule, La Grande Tribu compte plus de 850 pages... La brique prend même du temps à se consumer.
Pour ma part, j'ai préféré tirer quelques mots des tisons ardents de sa prose, juste pour leur beauté et cette révolte jamais étouffée: «La journée est encore jeune et le temps, fort beau, ne risque pas de médire de lui-même avant l'établissement de la brunante, quand le chien et le loup feront pattes grises pour mieux hurler au fond des bois.»
otremblay@ledevoir.com
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