L’histoire pénitentielle du Canada

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« Pourquoi les Québécois ne désirent-ils plus se raconter leur histoire? »

Kanata, la pièce à venir de Robert Lepage, fait déjà parler, et comme on dit chez les médiatiques, elle suscite la controverse. Mais ce dont personne ne semble parler, c’est de l’angle par lequel elle entend aborder l’histoire canadienne, soit sa relecture à travers le prisme de la relation «Blancs»/Indiens. C’est un peu comme si cette perspective allait de soi aujourd’hui. Ici, je veux moins parler de la pièce à venir ou de l’origine ethnique des acteurs qui s’y retrouveront (je laisse la comptabilité ethnique à la gauche racialiste) que de son prisme historique, dans la mesure où il est de plus en plus présent dans le discours public. En d’autres mots, je veux parler de la neutralisation de l’antagonisme fondamental qui constitue l’histoire du Canada pour faire une relecture «autochtoniste» du Canada et de ce que cela signifie.


Allons-y d’une évidence oubliée: le Canada, comme réalité historique est le fruit de l’histoire européenne, et plus exactement, de l’expansion européenne. Il commence avec la Nouvelle-France, épopée magnifique à travers laquelle les Français découvrent, balisent et marquent un continent. Il bascule ensuite avec la Conquête: la souveraineté anglaise s’impose alors à un peuple qui semble abandonné par l’histoire et qui s’accroche comme il peut à l’existence. Le conflit entre les Anglais et les Français deviendra la trame dominante de l’histoire du pays, que chaque peuple se racontera à sa façon. Du point de vue québécois, on peut dire de cette histoire qu’elle est celle d’un peuple qui résiste et cherche à se maintenir comme peuple. C’est une histoire de résistance et de refondation. Aborder l’histoire en se situant à l’extérieur de cet antagonisme, pour mettre plutôt en scène la confrontation entre les Blancs et les Amérindiens consiste au mieux à la déréaliser, au pire à la racialiser.


On a longtemps défini aussi l’histoire du Canada à travers le prisme des deux peuples fondateurs. Ce mythe a engendré beaucoup d’énergie politique. Mais nous sommes contemporains d’une époque étrange, celle de la grande revanche contre l’Occident: l’histoire du Canada à partir du point de vue de ses peuples fondateurs n’est plus légitime, il faut plutôt l’aborder à partir du point de vue de ceux qu’on appelle les «premiers peuples» ou les «premières nations». On notera, d’ailleurs, le passage des premiers aux seconds dans le discours public. Alors que les peuples fondateurs se sont laissés dissoudre dans le multiculturalisme officiel, qui ne veut plus y voir que deux groupes ethniques participant à la diversité canadienne, les «premiers peuples», ont bénéficié d’une sacralisation de leurs revendications, comme s’ils disposaient désormais d’un monopole sur la légitimité fondatrice du pays. Nous sommes tous des immigrants, sauf eux.


C’était peut-être inévitable: plus la fondation historique d’origine européenne était disqualifiée, pour cause de mauvaise conscience occidentale (et aussi parce que la relation entre les deux peuples fondateurs n’a pu s’expliciter dans l’ordre constitutionnel, ce qui n’est pas un détail), plus la question de la fondation était appelée à se déplacer vers les Amérindiens, en position de revendiquer l’antériorité démographique sur le territoire. Cette perspective est aussi présente à l’école, où l’enseignement de l’histoire a été remaniée, au fil du temps, dans une perspective «autochtoniste», au point où plusieurs élèves du secondaire confessent, lorsqu’on leur en parle, une certaine exaspération devant ce récit historique en forme de procès de civilisation. Il n’en demeure pas moins qu’ils sont très nombreux à intérioriser cette idéologie, triste confirmation de l’efficacité de l’endoctrinement scolaire.


Mais cette révolution des origines cause problème, d’abord parce qu’elle substitue à la réalité historique une fiction idéologique, mais aussi parce qu’elle présente, en dernière instance, le Canada (comme l’ensemble des États du Nouveau-Monde, précisons-le) comme une entité politiques illégitimes, un point de vue qui se diffuse dans la gauche multiculturaliste qui entonne désormais la prière des «territoires autochtones non-cédés» dans un nombre croissant d’événements publics. C’est le même élan qui l’an passé, poussait le maire de New York à vouloir déboulonner la statue de Christophe Colomb, jugée offensante pour la diversité. On devrait se poser la question: faut-il regretter l’expansion européenne à l’origine de la colonisation des Amériques et s’excuser éternellement d’exister? Je n’en suis pas même si l’histoire humaine n’est pas une histoire sainte et que s’y mélangent le bien et le mal, la grandeur et l’horreur, la noblesse et la misère. Je continue de voir dans la Nouvelle-France une épopée dont notre peuple peut tirer fierté. Il y aurait d’ailleurs une remarquable source artistique pour des créateurs qui voudraient se tirer vers la Nouvelle-France pour redécouvrir son potentiel narratif et mythique, soit dit en passant. Une chose est certaine: nous ne sommes pas des immigrants mais des fondateurs.



Il faudra le rappeler: abolir le conflit des nationalités au Canada pour n’y voir qu’une histoire de Blancs, c’est ne rien comprendre à la trame fondamentale de son histoire politique – et c’est oublier que les peuples blancs en question n’ont pas tous eu le même rapport avec les Amérindiens. Canadiens-anglais et Québécois ne sont pas un seul et même acteur historique unifié parce qu’ils sont «blancs». On verra aussi la manœuvre politique: en définissant les Québécois non plus à partir de leur histoire mais de leur couleur de peau, on les transforme artificiellement en dominants. De nègres blanc d’Amérique, pour reprendre la formule de Pierre Vallières, ils deviennent une puissance coloniale coupable et devant s’excuser elle-aussi d’avoir piétiné la diversité. On notera que cette perspective est souvent reprise par certains groupuscules militants se réclamant de la «diversité» et qui justifient ainsi leur contestation de la majorité historique francophone dans sa prétention à constituer le socle fondateur de la nation.


Qu’on me comprenne bien: cela ne veut pas dire qu’il ne faille pas tenir compte de la perspective des populations amérindiennes, ce qui serait absurde, mais qu’il faut éviter de croire qu’elle se place en surplomb moral et doit désormais dominer légitimement toutes les autres. Cela veut surtout dire qu’on ne comprend pas trop pourquoi les Canadiens-anglais et les Québécois devraient aujourd’hui désapprendre leur propre conscience historique pour s’en approprier une autre artificiellement, comme s’ils espéraient ainsi se laver de leurs péchés, ce qui présuppose que s’ils avaient fait d’autres choix collectivement, ils auraient pu avoir une histoire immaculée, sans taches et sans péchés – c’est ce qu’on pourrait appeler l’angle-mort de l’historiographie progressiste.


Au final, la question qu’on se posera est assez simple: pourquoi l’histoire des Québécois n’intéresse-t-elle plus les Québécois qu’à travers l’angle «autochtoniste»? Pourquoi déforment-ils leur histoire pour se construire artificiellement une histoire d’oppresseurs? Pourquoi les Québécois ne désirent-ils plus se raconter leur histoire? Parce qu’ils ont l’impression qu’elle est bloquée? Illégitime? Ennuyante? Doit-on y voir le symptôme d’une forme d’épuisement identitaire, alimenté certainement par l’esprit de l’époque mais aussi, par nos défaites politiques à répétition, qui nous poussent aujourd’hui à vouloir nous abolir comme peuple pour renaître dans la matrice d’un universalisme diversitaire radicalisé? C’est une piste qu’il nous faudrait suivre.