Dossier. Québec, quatre cents ans de batailles linguistiques

L'heure du vrai bilan sonnera en 2042

Québec 400e - vu de l'étranger


A Montréal, la lutte entre anglophones et francophones, qui faisait rage au siècle dernier, a laissé place à une atmosphère de réconciliation

Ce n'est pas dans la ville de Québec que se joue l'avenir du français en Amérique : la population y est homogène, ses citoyens peuvent fêter en toute quiétude son 400e anniversaire. Par contre à Montréal la situation est plus fragile. On peut encore y voir d'énormes publicités rédigées en anglais sur de vieux pans de murs en brique. Les textes sont parfois difficiles à déchiffrer, la peinture s'est écaillée, les produits annoncés disparus du marché, mais ces annonces rappellent que la métropole québécoise fut, jusque dans les années cinquante, une ville dominée par les Anglo-Saxons.
Du début du XXe siècle jusqu'en 1960 les Canadiens français, par migrations successives, fondaient, dans l'Île, des paroisses catholiques, mais sans jamais chercher à s'imposer. La ville était coupée en deux par la rue Saint-Laurent qui du nord au sud menait au fleuve du même nom : à l'ouest la langue anglaise était reine et de nombreux commerçants refusaient même de s'adresser à leurs clients en français. À l'est les francophones se repliaient sur leurs quartiers, se retrouvaient à l'église pour la messe dominicale en latin, et le lundi allaient travailler dans la langue du maître, le « boss » anglophone.
Il est difficile de dire à quel moment la coupe a été pleine et pourquoi les Montréalais se sont soudain rebiffés. Bien sûr les décolonisations d'Asie et d'Afrique inspiraient les nationalistes, mais surtout une génération d'étudiants partie, après la Seconde Guerre mondiale, s'instruire et voyager en Europe, rentrait au pays persuadée qu'elle avait droit à son espace culturel et politique.
Il y eut quelques bombes, des morts accidentelles, une parodie de Front de libération dont la violence répugnait à la population, mais aussi des commandos qui envahissaient les restaurants en exigeant de se faire servir en français, des manifestations dans les rues pour que l'Université McGill, par exemple, s'ouvre à la population francophone. Simultanément, mais on est porté à l'oublier, on vit aussi des échauffourées pour empêcher la construction d'une « Place des arts » jugée trop bourgeoise, et une si vive opposition laïque à la création d'une université par les pères jésuites qu'elle ne vit jamais le jour.
Les « retours d'Europe » réclamaient la création d'un ministère de l'éducation, décidaient de se mêler d'économie et de se débarrasser à la fois de l'Église et des « Anglais » pour enfin exister librement. Le Parti québécois, fondé à Montréal à la suite du passage du général de Gaulle en 1967, changea en une dizaine d'années le paysage linguistique du Québec.
Peut-on faire un bilan après ces escarmouches ? Changement de garde et de génération : les plus âgés regardent avec envie et inquiétude des adolescents qui désormais n'ont plus à se battre ou à manifester dans les rues pour parler français. La langue officielle du Québec est de mieux en mieux enseignée et parlée. L'atmosphère est même à la réconciliation. De toute manière il n'y a plus, depuis un bon moment, d'agressivité linguistique de la part des minorités anglophones, à peine à l'occasion des tentatives de détourner la loi sur l'affichage. Chez les immigrés, l'obligation qui leur est faite de fréquenter les écoles françaises a changé la donne. Cette année, sur les scènes festives estivales, Gilles Vigneault a cédé la place à Leonard Cohen en concert à Chicoutimi, Québec et Montréal. I'm your man remplace La Gigue à Saint Dilon. Les petits enfants de Cohen, qui habitent Montréal où est né leur grand-père, parlent français et l'auteur est partout reçu à bras ouverts. « C'est le retour de l'enfant prodige », avance un quotidien montréalais.
Le problème auquel les francophones font face désormais est plus d'ordre démographique que linguistique : la fécondité proverbiale des Québécois (vingt enfants dans la famille de ma grand-mère) est chose du passé, nous ne remplaçons pas même les morts. Montréal fêtera son 400e anniversaire en 2042, ce sera l'heure du vrai bilan. Les optimistes accommodants rêvent d'un lieu cosmopolite paisible, les pessimistes plus réalistes demeurent vigilants. Mais aujourd'hui au Québec c'est moins le français qui inquiète que la planète.
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Jacques Godbout, romancier, poète, essayiste, dramaturge et cinéaste québécois;


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