Comme dans les années 1930, une crise venue d'Amérique a mis l'Europe en feu, et son système monétaire en péril. Ce qui est vexant est que le cœur de l'Europe, la zone euro, soit devenu le foyer de la crise, alors même que la monnaie européenne avait été conçue à l'origine comme un bouclier contre les déséquilibres monétaires internationaux.
La crise européenne a plusieurs causes mais le paradoxe central qui l'habite peut être résumé ainsi. Les taux d'intérêt n'ont jamais été aussi bas, du fait de la crise elle-même. Or ce qui détermine la solvabilité d'un Etat, c'est le poids des intérêts qu'il doit payer. Un pays dont la dette représente 100 % de son PIB et qui doit payer un taux d'intérêt de 2,5 % (le taux allemand aujourd'hui) doit consacrer 2,5 % de son PIB à la charge de ses intérêts, ce qui est tout sauf préoccupant. Encore ce calcul ne prend-il pas en compte l'inflation, qui réduit d'autant le fardeau. Comment comprendre alors la méfiance brutale à l'égard des pays de la zone euro ?
Plusieurs réponses sont possibles, mais la plus simple est la panique. Inquiets, les marchés financiers ont fait croître les taux d'intérêt des pays vulnérables, créant ainsi ce qu'on appelle "une prophétie autoréalisatrice". Les taux d'intérêt s'élevant, le poids de la dette augmente, le risque de défaut aussi, ce qui pousse à nouveau les taux à la hausse... La dette, présente ou prévue, pèse soudain très lourd.
Le fait majeur est que les Etats européens dépendent plus que les autres du jugement des marchés financiers. Un pays comme le Japon, dont la dette s'élève à plus de 200 % de son PIB, dispose d'une base captive de prêteurs, les épargnants japonais. En Europe, un épargnant a le choix entre plusieurs dettes publiques, toutes libellées dans la même monnaie et qu'il peut acquérir d'un coup de clic, sans aucun risque de change. En Europe, le moindre soupçon concernant la solvabilité d'un Etat a des effets considérables : il lui ôte, au profit des autres, le rôle d'ancre qu'il joue ordinairement.
Comment faire face à ce problème ? Un premier projet, préparé par le sommet franco-allemand de Deauville, à l'insistance de l'Allemagne, a été annoncé au sommet de Bruxelles du 29 octobre. Il prévoyait que les pays en difficulté puissent se tourner vers leurs partenaires européens pour obtenir de l'aide, mais à condition que les prêteurs privés soient mis à contribution, en acceptant d'accorder un abandon de créances. Cela revenait à exiger que l'Etat qui demandait le soutien des autres soit préalablement déclaré en faillite...
Jean-Claude Trichet, qui a mené la charge contre l'accord de Bruxelles, rappelait très justement que les programmes d'ajustement du Fonds monétaire international se terminent le plus souvent de manière satisfaisante, sans faillite. Il plaidait pour que cette présomption d'innocence s'applique aussi à l'Europe. A défaut, les Etats seraient condamnés à vivre sous le risque d'une crise permanente. Ce qui n'a pas manqué... Après le sommet de Bruxelles, une nouvelle panique a été déclenchée, débouchant sur la tempête irlandaise.
Du coup, l'Europe a révisé sa copie. En même temps qu'elle négociait le plan irlandais, elle a annoncé une nouvelle disposition, déjà en vigueur pour les prêts du FMI. A l'avenir, les prêts accordés par un Etat à un autre auront priorité. En cas de crise, ils seront remboursés en premier, réduisant grandement le risque que le contribuable du pays prêteur soit mis à contribution. Une autre disposition oblige toute nouvelle émission de dette publique à inclure des clauses permettant une mise en faillite "ordonnée" des Etats en crise. A l'insistance de la France, la faillite ne sera pas déclarée automatiquement, mais au cas par cas.
L'idée de donner un statut privilégié aux créanciers publics n'est pas mauvaise en soi. Mais elle doit d'abord conduire les pays prêteurs à accorder des taux d'intérêt beaucoup plus faibles, dans la mesure où le risque de défaut devient quasiment nul pour ce qui les concerne. Ensuite, elle oblige à augmenter le volume de prêts publics, au moins le temps que la crise passe, car les créanciers privés, désormais "juniors", deviendront beaucoup plus prudents. Faute de clarification en ces deux domaines, le nouvel accord de Bruxelles a augmenté la perplexité des marchés et, loin d'apaiser la crise, a fait craindre qu'elle ne se propage à l'Espagne, au Portugal, et qui sait ?, à l'Italie...
Que va-t-il advenir ? Dès lors que la panique tend à prendre des proportions systémiques, il ne reste plus que la bombe atomique pour gagner la guerre : une intervention résolue de la Banque centrale européenne pour faire baisser les taux des pays en danger. Mais pour être efficace, les ordres de grandeur des interventions devront être très supérieurs, d'un facteur dix au moins, à ce qui a été fait jusqu'à présent. D'aucuns s'alarmeront des risques inflationnistes. Mais l'analogie avec les années 1930 serait alors parfaite : les hommes politiques de l'époque étaient tous préoccupés par l'inflation, alors que la déflation était à son comble.
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Daniel Cohen est membre du conseil de surveillance du "Monde".
Courriel : cohen.lemonde@gmail.com.
Daniel Cohen (Editorialiste associé)
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