Alors que les révélations se succèdent, combien de temps Nicolas Sarkozy pourra-t-il protéger son ministre? À Paris, plusieurs accusent le procureur Philippe Courroye, un proche de Nicolas Sarkozy, de vouloir enterrer l'affaire.
Il est rare que l'on se fasse huer sur le parcours du Tour de France. L'événement est toujours convivial, les Français ayant déjà l'esprit en vacances. C'est ce qui est arrivé dimanche dernier au ministre du Budget, Éric Woerth, dans le village de Revel d'où partaient les cyclistes. Il devait pourtant s'agir d'un rare moment d'accalmie dans le cyclone qui s'abat sur lui depuis un mois. À l'heure où il doit défendre la réforme des retraites devant le Parlement, Éric Woerth semble en sursis tant le dossier à charge contre lui prend de l'ampleur.
Le rapport rédigé en neuf jours par l'Inspection générale des finances (IGF), publié en catastrophe et selon lequel le ministre n'est jamais intervenu dans le dossier fiscal de Liliane Bettencourt, est loin d'avoir levé les soupçons. Même l'intervention de Nicolas Sarkozy à la télévision n'y a rien fait.
Cette semaine, le ministre pourrait être convoqué chez le procureur afin de se défendre d'avoir usé de son pouvoir pour faire engager sa femme par le gestionnaire de la principale fortune de France, celle de l'héritière de L'Oréal, Liliane Bettencourt. «Je n'ai pas de problème de morale, de déontologie, je n'ai aucune intention de démissionner», répète-t-il.
La semaine dernière, le gestionnaire de la fortune de Liliane Bettencourt, Patrice de Maistre (à qui Woerth a remis la Légion d'honneur en 2008), a affirmé que le ministre lui avait «demandé de recevoir sa femme, et ce, pour essayer de la conseiller sur sa carrière». Ce témoignage publié par le quotidien Le Monde semblait atténuer le contenu nettement plus accablant des enregistrements réalisés en cachette chez sa maîtresse par le majordome de Liliane Bettencourt. On y entend Patrice de Maistre dire qu'il a engagé Florence Woerth parce qu'«il [le ministre] m'a demandé de le faire». De Maistre précise même à Liliane Bettencourt: «en plus, c'est lui qui s'occupe de vos impôts, donc je trouve que ce n'était pas idiot». Le 27 octobre, il se félicite d'avoir pu obtenir un bâtiment de l'hôtel de la Monnaie. «C'est mon ami Éric Woerth, dont la femme travaille pour nous, qui s'en est occupé», précise-t-il.
283 partis !
Rarement une affaire aura-t-elle touché autant le gouvernement au coeur même de son activité. Les grandes affaires politico-judiciaires françaises, comme celles des emplois fictifs de la mairie de Paris ou des ventes d'armes, touchaient généralement des personnalités politiques alors que celles-ci n'étaient plus dans les fonctions incriminées.
De plus, l'affaire Woerth ne fait pas qu'ébranler un ministre. Elle a révélé des pratiques étranges concernant le financement des partis politiques. Éric Woerth cumulait aussi la fonction de trésorier de l'UMP, le parti de Nicolas Sarkozy. Selon les enregistrements pirates publiés par le site Médiapart, Liliane Bettencourt aurait signé trois chèques de 7500 euros (le maximum autorisé par la loi) à l'ordre de la ministre de l'Enseignement supérieur Valérie Pécresse, d'Éric Woerth et du parti de Nicolas Sarkozy, l'UMP.
Ces révélations ont permis de faire la lumière sur un subterfuge peu connu du grand public afin de contourner la Loi sur le financement des partis. Tout en respectant le plafond autorisé pour les dons personnels (7500 euros), les candidats créent des partis à leur nom. Ces micropartis peuvent recevoir les mêmes contributions que les grands et les reverser à ces derniers en toute légalité. En 2009, le nombre de ces micropartis, surtout de droite, se montait à 283! Les donateurs peuvent ainsi multiplier à l'infini leurs dons à la même famille politique.
L'ancienne comptable de Liliane Bettencourt, Claire Thibout, a expliqué au site Médiapart qu'en plus de ces dons à répétition, des enveloppes brunes circulaient à la résidence de Neuilly de la milliardaire. Selon elle, 150 000 euros auraient été versés en liquide à Éric Woerth. On a retrouvé la trace d'un retrait de 50 000 euros. La comptable est allée jusqu'à affirmer que Nicolas Sarkozy avait lui-même reçu de tels montants. Des propos qu'elle nuancera par la suite, après deux jours d'interrogatoire, en affirmant que cela est «possible» et qu'elle n'a pas assisté directement à ces échanges. Deux autres employés de Liliane Bettencourt, Chantal Trovel et Pascal Bonnefoy, confirment cependant la remise d'enveloppes brunes et l'existence d'un véritable système. L'hebdomadaire Marianne apprenait de son côté que plus de 380 000 euros ont été retirés en espèces des comptes de Liliane Bettencourt pendant les quatre mois qui ont précédé l'élection présidentielle de 2007.
Une enquête indépendante ?
L'affaire ne serait pas complète si elle ne se doublait d'une saga juridique qui met aux prises un procureur proche de Nicolas Sarkozy et les juges d'instruction. Jusqu'à maintenant, les trois enquêtes provoquées par ces révélations inattendues (atteinte à la vie privée, blanchiment de fraude fiscale et financement illégal de campagne politique) ont été menées de front par le procureur Philippe Courroye, du parquet de Nanterre. Or, contrairement aux juges d'instruction, les procureurs du parquet sont soumis en France au ministre de la Justice, dont dépend l'essentiel de leur carrière. La plupart des quotidiens et des associations de magistrats ont réclamé qu'un juge d'instruction soit saisi du dossier.
Cette demande a d'autant plus d'écho que l'on soupçonne Philippe Courroye, un proche de Nicolas Sarkozy, de vouloir enterrer l'affaire. Nommé dans les Hauts-de-Seine en mars 2007, contre l'avis du Conseil supérieur de la magistrature, son nom est même cité dans les enregistrements pirates. De Maistre affirme l'avoir rencontré pour faire classer un procès opposant sa patronne à sa fille et dans lequel ces fameux enregistrements sont apparus. Courroye avait d'ailleurs recommandé de classer cette plainte, jusqu'à ce que la juge d'instruction Isabelle Prévost-Desprez, présidente du Tribunal de Nanterre, s'y oppose. Depuis, les deux magistrats sont en guerre ouverte.
Selon le site Médiapart, en maintenant l'enquête entre les mains du juge Courroye, il devient possible de contrôler sa médiatisation. Les informations remontent ensuite vers la chancellerie, le ministère de l'Intérieur et la présidence de la République. Plusieurs journalistes ont raconté qu'on leur avait lu au téléphone des extraits minutieusement choisis des interrogatoires réalisés par le juge Courroye et destinés à atténuer les charges contre Éric Woerth. Selon le quotidien Libération, c'est même le secrétaire général de l'Élysée, Claude Guéant, qui serait le chef d'orchestre des fuites destinées à la presse.
Malgré tout, il semble bien qu'une course contre la montre soit engagée. Selon plusieurs, la soudaine indépendance d'esprit du premier ministre Fillon, qui a contredit directement Nicolas Sarkozy sur la politique de rigueur, illustre la désorganisation de l'exécutif. Celle-ci expliquerait aussi le silence de nombreux ministres. L'Élysée semble miser sur la trêve politique de l'été en attendant un remaniement à l'automne. L'affaire pourrait néanmoins pourrir la vie politique française pendant encore des mois.
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Correspondant du Devoir à Paris
Affaire Woerth-Bettencourt
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