On affirme souvent que la République turque moderne a deux niveaux de fonctionnement. Démocratie parlementaire avec une Constitution et des
élections régulières, elle est également influencée par un gouvernement secret, appelé l’«État profond» (*)
(«Derin Devlet » en turc).
Ces derniers temps, ce concept a eu le vent en poupe [aux États-Unis et en France], en particulier pour expliquer la persistance de dynamiques politiques traditionnelles dans les récentes révolutions
au Moyen-Orient et en Europe de l’Est. Pour celles et ceux qui croient en l’existence d’un État profond, un certain nombre de relations tant
institutionnelles qu’extralégales pourraient suggérer sa présence.
Certains observateurs pensent que cet État profond a émergé à travers une opération secrète de l’OTAN. Baptisée «Gladio» (**), elle a permis la mise en
place d’une infrastructure pour les « opérations stay-behind », anticipant une invasion de l’Europe de l’Ouest par l’Union
soviétique et ses alliés. Cette hypothèse a une certaine cohérence, car un État profond doit être organisé autour d’un ensemble de pouvoirs
officiels et légitimes. En d’autres termes, il doit normalement inclure de hauts responsables de la police, des renseignements et de
l’armée. Pour les autorités policières et les services secrets, la capacité d’agir dans la confidentialité est une condition sine qua
non de l’État profond. En effet, elle fournit une couverture pour entretenir des relations qui, en d’autres circonstances, pourraient
être considérées comme suspectes, voire illégales.
En Turquie, l’idée qu’il doit exister une force externe limitant la remise en cause des normes politiques avait même été reconnue, jusqu’à
récemment, dans une feuille de vigne juridique. En effet, la Constitution de 1982 autorisait
le Conseil de Sécurité Nationale de l’armée à intervenir dans les affaires politiques afin de « protéger » l’État. En fait, il y a eu quatre
putschs militaires en Turquie. Néanmoins, le champ d’action de l’État profond turc se situe bien au-delà de ces interventions directes. En
effet, il semblerait qu’il opère grâce à la connivence de politiciens qui couvrent ses activités, mais aussi à travers des intérêts
entrepreneuriaux et des réseaux criminels. Ces derniers peuvent agir en dehors des frontières et favoriser une corruption politique
endémique, notamment via le trafic de drogue et le blanchiment d’argent.
Un certain nombre de politiciens turcs de premier plan ont ouvertement évoqué l’existence d’un État profond. Le Premier ministre Bulent
Ecevit a tenté d’en savoir plus sur cette organisation et, de ce fait, il a failli être assassiné en 1977. Tansu Ciller a rendu hommage à « ceux qui sont morts pour l’État et ceux qui ont tué [en
son nom] », en référence à des assassinats de communistes et de Kurdes. Nous pouvons recenser de nombreuses révélations majeures sur les
activités de l’État profond turc. L’exemple le plus célèbre est un accident de voiture survenu en 1996 à Susurluk, qui tua le directeur
adjoint de la police d’Istanbul et le chef des Loups gris, une
organisation nationaliste d’extrême droite. Un député se trouvait également dans cette voiture et un faux passeport y fut découvert, ce qui
permit aux enquêteurs d’établir un lien entre ce réseau criminel ayant dirigé des escadrons de la mort, un haut responsable de la police et
un élu siégeant au Parlement. Les investigations qui s’ensuivirent ont démontré que les autorités policières avaient utilisé ces malfaiteurs
en appui de leurs opérations contre des groupes d’extrême gauche et d’autres dissidents. Des agents de l’État profond ont également été
impliqués dans des assassinats de Kurdes, de gauchistes, de potentiels témoins de l’État, d’un journaliste arménien et d’un juge. Par
ailleurs, ils ont commis des attentats à la bombe contre une librairie kurde et les bureaux d’un important journal.
Tandis que chaque gouvernement dissimule ses activités les plus critiquables ou organise de véritables tromperies – ayant parfois de bonnes
raisons de le faire –, il est légitime de se demander en quoi l’État profond agit différemment. Tandis qu’un gouvernement élu peut parfois
mener des activités à la légalité douteuse, il a en principe des motifs légitimes pour dissimuler ou justifier ces actes. Mais pour les
acteurs de l’État profond, il n’existe ni responsabilité, ni restriction légale. Tout est basé sur l’intérêt personnel, ce qu’ils justifient
en invoquant le patriotisme et l’intérêt national.
En Turquie, les hauts responsables qui se considèrent membres du status in statu partagent la croyance d’être les gardiens de la
Constitution et des véritables intérêts de la nation. C’est pourquoi ils ne se sentent pas concernés par les lois qui régissent la société.
Leurs activités criminelles leur semblent acceptables car ils pensent protéger le peuple turc et corriger ses erreurs – la population
pouvant être facilement détournée du droit chemin par des lubies politiques ou des leaders charismatiques. Lorsque les choses vont trop loin
dans une direction que l’État profond juge mauvaise, celui-ci intervient pour rectifier le tir.
Et les acteurs de ce système sont récompensés pour leur patriotisme [dévoyé]. En effet, ils bénéficient matériellement des activités
criminelles dans lesquelles ils s’engagent, dont la protection du rôle de la Turquie comme zone de transit des drogues de l’Asie centrale
vers l’Europe, et plus récemment des armes et des combattants vers et depuis la Syrie – ce qui les a amenés à collaborer avec des groupes tels que Daech [, comme l’a notamment dénoncé
Éric Leser sur Slate.fr]. Ces activités ont
permis à des islamistes d’ignorer les frontières et de vendre des objets archéologiques volés, tout en négociant la vente du pétrole
provenant des zones qu’ils occupent. Une part importante de ces transactions alimente l’État profond.
Que mes lecteurs états-uniens ne soient pas surpris si tout cela leur semble familier. Et au regard de certaines idiosyncrasies locales, il est légitime de se demander s’il n’existerait
pas également un État profond en Amérique.
Tour d’abord, soulignons que, pour qu’un tel système soit effectif, il doit être étroitement lié au développement ou à la préexistence d’un
État de sécurité nationale. De plus, le sentiment que la nation est en danger doit prévaloir, de valeureux patriotes prenant alors des
mesures exceptionnelles pour préserver la vie et les biens des citoyens. En principe, ces dispositions sont génériquement conservatrices,
puisqu’elles visent à protéger le statu quo et impliquent que tout bouleversement soit dangereux.
Dans l’Amérique de l’après-11-Septembre, ces conditions sont certainement remplies, ce qui alimente l’autre caractéristique essentielle de
l’État profond : le fait que ses acteurs doivent opérer en secret, ou du moins à l’abri des regards indiscrets. Observons un instant le
fonctionnement de Washington. Le Congrès [à majorité républicaine] est paralysé, et il s’oppose à quasiment tout ce que soutient la Maison
Blanche. Néanmoins, certaines politiques sont mises en œuvre, mais visiblement sans aucune discussion : les banques sont renflouées et les
intérêts des entreprises sont légalement protégés ; dans le secteur de la Défense [et du Renseignement], d’énormes contrats pluriannuels
sont approuvés ; des citoyens sont assassinés par des drones à l’étranger, la population est surveillée en permanence, des gens sont
emprisonnés arbitrairement, les actions militaires contre des régimes « voyous » sont autorisées, et les lanceurs d’alerte sont punis de
peines de prison ; les crimes de guerre commis par les soldats et les mercenaires états-uniens sur des théâtres de guerre lointains, ainsi
que les tortures et les kidnappings, font rarement l’objet d’enquêtes et de sanctions. [La gouvernance des] États-Unis, en tant qu’entité
capitaliste prédatrice et belliqueuse, peut être perçue comme une incarnation de l’État profond.
L’un de ses détracteurs a écrit que ce système
s’inscrivait dans le « Consensus de Washington », un élément du mème de
l’« exceptionnalisme américain ». L’État profond peut être considéré comme une création de l’après-guerre, c’est-à-dire l’aboutissement du «
complexe militaro-industriel » contre lequel le Président Eisenhower nous avait mis en garde. Néanmoins, certains observateurs pensent que
ce système fut instauré par le vote du Federal Reserve Act avant la Première Guerre mondiale. Plusieurs années après avoir
promulgué cette loi, Woodrow Wilson se serait plaint en ces termes : «Dans le monde civilisé, nous sommes devenus l’un des gouvernements les moins bien dirigés et les
plus totalement contrôlés et soumis [;] nous ne sommes plus un gouvernement par la conviction et le vote de la majorité, mais (...) par
l’opinion et la coercition d’un cercle restreint de puissants.»
L’État profond de ce pays est une créature hybride – à l’image de la Turquie –, qui est gérée par un axe New York-Washington. Alors que les
Turcs s’engagent dans des activités criminelles pour se financer, les élites de la capitale états-unienne se tournent vers les banquiers,
les lobbyistes et les contractants du secteur de la Défense, qui opèrent bien plus ouvertement et légalement. Aux États-Unis, l’État profond
inclut toutes les parties, à la fois publiques et privées, qui bénéficient du statu quo, dont certains acteurs clés au sein des
agences de renseignement et de police, ainsi que dans les Départements de la Défense, du Trésor et de la Justice, ou encore dans la
magistrature. Ce système est structuré afin de récompenser matériellement ceux qui participent à cette mascarade, et le ciment qui coagule
cet ensemble provient de Wall Street. En effet, les « services financiers » pourraient bien être considérés comme l’épicentre de ce
processus. Bien qu’il y ait besoin du gouvernement pour mettre en œuvre les politiques souhaitées, les « banksters » constituent l’élément
le plus essentiel de l’État profond. En effet, ils distribuent les récompenses les plus attrayantes pour acheter la complaisance des
autorités. À mesure que les intérêts entrepreneuriaux renforcent leur domination sur les médias, peu de voix discordantes se font entendre
au sein du « quatrième pouvoir » ; parallèlement, la plupart des cercles de réflexion washingtoniens, qui apportent de la crédibilité «
intellectuelle » à l’État profond, sont eux aussi financés par les contractants de la Défense.
L’essor de ce système est garanti par les fameuses « portes-tambour » (« revolving doors »), à travers lesquelles des dirigeants
gouvernementaux accèdent aux plus hautes sphères du secteur privé. Dans certains cas, ces portes tournent plusieurs fois, lorsque les hauts
fonctionnaires quittent le gouvernement pour y retourner ensuite – mais à des positions encore plus élevées. Au fur et à mesure de leur
évolution, ces individus spéciaux sont protégés, promus, et préparés à des enjeux plus importants, qui justifient des dépenses colossales :
plans de renflouement des banques, allègements fiscaux, et résistance aux législations qui réguleraient Wall Street, les dons aux partis
politiques et le lobbying. D’anciens politiciens, généraux [du Pentagone] et officiers supérieurs des renseignements s’offrent alors des
maisons de plusieurs millions de dollars pour leurs retraites, confortablement assis sur des tas d’investissements.
L’État profond américain est totalement corrompu : il n’existe que pour trahir l’intérêt public, et il inclut des hauts fonctionnaires et
les deux principaux partis. Des politiciens comme les Clinton, qui ont «ruiné» la Maison Blanche et ont ensuite accumulé 100 millions de
dollars en quelques années, en sont un bon exemple. Un Pentagone obèse recrache des centaines d’officiers généraux inutiles, qui percevront
toute leur vie de gracieuses retraites et autres allocations. Et personne n’est jamais sanctionné. L’ex-général et ancien directeur de la
CIA David Petraeus, qui avait été poussé vers la sortie, est aujourd’hui un cadre dirigeant du fonds d’investissement privé KKR, bien qu’il
n’ait aucune compétence dans le secteur des services financiers. Plus récemment, l’ancien directeur adjoint de la CIA Michael Morell est
devenu un conseiller de premier plan à Beacon Global Strategies. Ces deux individus sont récompensés pour leur loyauté envers ce système,
mais aussi car ils permettent à ces firmes d’accéder à leurs remplaçants au sein du gouvernement.
Pourquoi l’État profond connait-il une telle réussite ? Il gagne indépendamment de qui est au pouvoir en créant des gouffres financiers dans
le système, avec l’assentiment des deux partis. Monétiser la guerre globale contre le terrorisme – qui est totalement inutile et
horriblement chère –, est rentable pour les hauts fonctionnaires, les industries de la Beltway et les services financiers qui alimentent
cette campagne. Puisque que l’argent doit couler à flots, l’État profond continue de défendre des politiques insensées, dont les guerres
ingagnables qui sont actuellement imposées sans débat en Irak/Syrie et en Afghanistan. L’État profond sait pertinemment qu’une opinion
publique apeurée avalera tout ce qu’on lui vend ; il n’a même pas besoin de faire beaucoup d’efforts pour y parvenir.
Bien entendu, j’ai conscience que les États-Unis ne sont pas la Turquie. Mais en nous basant sur cet exemple, nous devons comprendre comment
une démocratie peut être subvertie par des intérêts particuliers cachés derrière le masque du patriotisme. Bien souvent, aux États-Unis, les
citoyens ordinaires se demandent pourquoi les politiciens et les responsables gouvernementaux sont aussi bornés, n’admettant que trop
rarement la réalité de notre pays. Ce déni est en partie dû au fait que la classe politique vit dans une bulle qu’elle a elle-même créée ;
mais également car la plupart des dirigeants US acceptent une présence non élue, illégitime et non responsable au sein du système, qui en
réalité tire les ficelles dans les coulisses. Voilà comment je définirais l’État profond américain.
Philip Giraldi
Notes
(*) NdT : Les hyperliens menant à des articles en français ont été ajoutés
par le traducteur, avec l’autorisation de l’auteur, pour remplacer les articles en anglais.
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé