Penser le Québec

L’espérance du patient québécois. Hommage à Bernard Émond

Penser le Québec - Dominic Desroches

« N'espère rien de l'homme s'il travaille

pour sa propre vie et non pour son éternité »

Antoine de Saint-Exupéry

Citadelle
Il est assez facile de montrer que le Québec, comme le Canada qui le
domine, est grandement malade, tout spécialement de ses duplicités et de
ses doublures. Si les deux États sont modernes, demeurent en
interdépendance et s’influencent mutuellement, ils présentent toutefois des
symptômes assez différents dans leur maladie respective. Les idéaux du
Canada ne coïncident plus avec ceux du Québec et les différences
culturelles sont telles qu’elles nous obligent à reconnaître que la
médecine politique doit appliquer des traitements divergents aux deux
frères ennemis.
Dans ce texte, nous nous pencherons sur le cas québécois, c’est-à-dire sur
le cas d’un patient qui vieillit prématurément et qui demeure malgré cela à
la recherche d’une espérance, pour reprendre ici un thème cher au cinéaste
et anthropologue Bernard Émond. Ce texte aimerait lui rendre hommage. Il
traite d’abord du caractère rural du Québec et de son histoire de survie.
Ensuite, il se penche sur l’importance de sauver la mémoire. Il montre que
sans la mémoire, sans le respect du sacré, le Québécois vit dans la mort
continuelle en acceptant de jouer le jeu de la culture de masse qui vise, à
terme, son élimination. À la fin du texte, on explique en quel sens il peut
être opportun de traiter le patient québécois en mobilisant, en s’inspirant
de certaines idées de Bernard Émond, [les ressources de l’espérance, de
l’espérance contre toute attente. ->http://www.ababord.org/spip.php?article285]
De l’indéniable caractère rural du Québec
Notre modernité tend à nous faire oublier que le Québec s’est toujours
compris à partir de sa ruralité. L’histoire du Québec traduit le combat des
agriculteurs confrontés aux variations du climat nordique et à la nécessité
du déboisement et du défrichement. Quand on revisite le vaste territoire,
c’est-à-dire pour peu qu’on accepte de sortir de la métropole montréalaise,
on réalise que le territoire est divisé en terres et que nos pères ont dû
travailler fort pour occuper et les rentabiliser. Le fleuve Saint-Laurent,
qui n’est rien de moins que la mémoire vivante du Québec, descend dans les
terres pour nous rappeler nos modestes origines, celles que nous avons
cherché à oublier avec notre Révolution tranquille, mais qui nous
rattrapent sans cesse. Notre grande solidarité les uns envers les autres
et notre humilité de même que notre tendance à nous replier sur nous-mêmes
au moindre changement sont à expliquer par notre caractère rural. Ce
caractère, qui est une condition plus qu’un défaut, doit être assumé, car
il comporte sa part d’avantages. Notre difficulté à innover en temps de
crise renvoie aux apparitions récurrentes de fantôme rural, c’est-à-dire à
l’image inconsciente qui dit que nous sommes des survivants et que nous
sommes nés pour un petit pain.
L’isolement, la survie et le silence comme épreuve pour le caractère
Après avoir relevé ce caractère rural et expliqué la nécessité de ses
réapparitions ponctuelles dans notre modernité, il importe d’ajouter que
notre isolement a favorisé notre extraordinaire capacité à survivre dans un
environnement hostile et contrôlé par d’autres. En effet, tandis que les
conquérants anglais s’accaparaient de nos richesses matérielles, ils nous
ont paradoxalement abandonnés à notre langue et à notre religion sur
l’immense territoire, ce qui a permis de tisser des liens de solidarité et
forgé un style de vie unique. Notre caractère, qu’il soit fort comme le
bouc ou faible comme le mouton, vient de cet héritage « intérieur ». Les
Québécois, qui sont historiquement des descendants de colons canadiens et
de navigateurs français, demeurent des êtres de résistance et de défis, des
êtres d’espace et de repliement, voire de grandeur et de misère.
Or, notre croyance en nous-mêmes semble provenir de cette situation
paradoxale : d’un côté, nous sommes des courageux et des audacieux, de
l’autre des résistants et des conservateurs. En vérité, une partie de notre
confiance en nous-mêmes vient du silence légué par nos grands-parents. Ce
silence est certainement celui de souffrance, celle de nos ancêtres
courageux travaillant dans le silence sur les terres, dans les champs et
les forêts. Nous souffrons, aujourd’hui encore, de notre éloignement de la
mère patrie ; nous craignons l’abandon et nous nous demandons s’il ne
voudrait pas mieux, parfois, quitter cette terre hostile que nous avons
nous-mêmes découverte. Le silence constitue l’épreuve même de notre
caractère.
L’art de la transmission de la mémoire et la volonté d’oublier
Or, ce qui faisait jadis notre force paraît être devenu notre faiblesse.
Si nous savions jadis, par le folklore, transmettre nos traditions, notre
histoire et nos valeurs, nous avons, en 1970, coupé les ponts avec notre
passé. Cette rupture tranquille avec notre passé canadien français, malgré
sa radicalité révolutionnaire, ne pouvait s’effectuer sans risques, ni
coûts ni périls. Nous avons cessé d’un seul coup d’enseigner à nos enfants
l’héritage chrétien qui a assuré notre subsistance depuis le XVIe siècle.
Nous sommes mis dans la tête que pour réussir, il fallait bouder les plus
grandes figures canadiennes française, de même que leurs exploits. Nous
nous sommes tournés vers une liberté rapidement prise, mais sans réellement
passer de Canadien français à Québécois : la révolution s’est réalisée en
surface et oublié les forces de ce qui la précédait. Aujourd’hui, et c’est
l’effet, nombreux sont les Québécois qui se retrouvent dans les références
canadiennes françaises…
Et cela s’explique: on ne peut pas décider, sous l’effet d’une mode, de
renier notre fonds paysan sans en payer le prix, comme dire ?, inconscient.
Le conservatisme naturel de nos grands-parents canadiens français revient
nous hanter dès qu’on accepte de laisser les Québécois s’exprimer
librement. Qu’il apparaisse à Québec ou sur la couronne Nord, notre
conservatisme revient au galop comme si on ne pouvait le chasser une fois
pour toutes. Les histoires de Jean Rivard, de Menaud maître-draveur et du
Survenant font partie de notre imaginaire collectif, qu’on le veuille ou
non. Moitié littéraire et moitié historique, ce passé revient à la
régulière, même quand on boit une bière sur le Plateau Mont-Royal ou que
l’on se paye des vacances culturelles dans le sud pour tenter d’oublier que
l’on vient presque tous des régions…
Nous vivons dans une mort continuelle…
En fait, le Québec devrait réfléchir encore davantage à la protection de
son environnement car c’est par lui que nous nous sommes constitués. La
plupart d’entre nous vivons en Américains, en gaspillant toujours plus,
sans jamais nous arrêter au travail passé de nos parents. Une de nos
faiblesses les plus criantes est peut-être celle qui consiste à gaspiller
toutes nos ressources et à détruire par là nos possibilités d’avenir. Cette
faiblesse, qui apparaît à un moment crucial de notre jeune histoire,
n’était pas nécessairement celle de nos parents, eux qui ne connaissaient
pas les enjeux environnementaux.
Sur les niveaux de culture et la peur de l’élitisme
Il n’est pas vain de relever ici que notre conception de la culture a
beaucoup changé. Notre modernité a fait de nous des consommateurs, des
acheteurs et des pollueurs. Si nous avons plus d’argent que jamais, on peut
se demander en retour ce que vaut notre culture nord américaine de masse.
On dirait que de nombreux Québécois, au lieu d’approfondir leur culture
folklorique et populaire, ont plutôt choisi la culture de masse qui, dans
la consommation, brûle tout ce qu’il y a autour d’elle. Nos écoles, nos
collèges et nos universités ne sont pas, quoi qu’on en dise dans les
médias, des lieux de culture, mais des supermarchés de l’information. La
culture américaine, elle, s’y « folklorise » à tous les jours et cela au
détriment de notre véritable identité.
Nos jeunes dans les écoles, et cette vérité n’est pas entendue par nos
dirigeants, peinent à apprendre, à développer et à transmettre la culture
du peuple, avec ses images, ses valeurs, ses noms et ses repères
historiques, car nos progénitures carburent aux jouets et aux films sans
esprit. Ils aiment les festivals de l’humour et ne lisent pas nos romans
historiques. Ils chantent des « tune », mais sans maîtriser nos grandes
chansons folkloriques, celles que les Européens et certains… Américains
paient pour entendre ! Notre peur de l’élitisme, qui vient en bonne partie
de notre passé, condamne désormais l’effort et le savoir, l’écriture et la
lecture des textes classiques. Passionnés par l’assimilation évidente de
la culture locale ou celle impertinente de la mondialisation, nos jeunes ne
sont plus aptes à lire un ouvrage classique québécois, encore moins à en
saisir l’argumentaire. Ils sont perdus dans une éducation sans but culturel
qui a coupé les ponts avec son riche héritage. La plupart des jeunes sont
abandonnés et malades.

La situation du patient québécois / Contre toute attente…
Pour terminer, il convient de rappeler les syndromes du patient, qui n’est
pas anglais, mais québécois. Celui-ci connaît la maladie du corps et de la
volonté. Il ne veut plus faire d’effort. Il semble incapable de se tenir
droit, de marcher et de communiquer avec l’extérieur. Au moindre choc, il
est en passe de demander de l’aide. Quand il demande de l’aide à son
meilleur ami, il se dispute et coupe les liens. Le patient, qui semble sur
la voie lente de la mort, mérite malgré tout qu’on s’arrête pour lui. Il
faut toujours s’intéresser à ce qui est fragile et vulnérable. Après les
deux grands chocs qu'il a connus, le patient québécois doit trouver la force
de se taire pour chercher les raisons d’être de son existence. Il doit
accepter de renouer avec le silence de son histoire et de sa religion
oubliée, à savoir le catholicisme, une religion remplie d’espoir. Pourquoi
ce patient malade ne comprend pas qu’il y a toujours plus grand que soi ?
Si le patient n’est pas encore mort, il convient de le traiter un peu comme
s’il l’était déjà.
Mais je dois m’arrêter ici. Car le médecin ne peut pas dire toute la
vérité au patient en phase terminale afin de lui laisser, contre toute
attente, l’espoir de sa guérison possible.
Dominic Desroches

Département de philosophie

Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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