J'ai peur que l'Histoire n'arrive pas. J'ai peur que la vie continue, glauque.
J'ai peur que les Américains n'aient pas envie de refaire l'Amérique avec Obama, de retourner au mythe originel du Nouveau Monde comme il le leur propose, de retrouver le souffle, la magie qui ont présidé à la naissance de leur pays.J'ai peur des sondages. Du vote de la honte. Ces gens qui n'ont pas dit, parce qu'ils ont honte, qu'ils allaient voter contre Obama parce qu'il est noir. On dit qu'ils sont moins nombreux qu'on ne croit. Je suspecte qu'ils le sont plus, beaucoup plus. Je connais au moins un de ces Américains-là. Le père de Huckleberry Finn, cet immonde ivrogne.
Huckleberry est ce petit garçon dont Mark Twain nous raconte les aventures dans un des tout premiers chefs-d'oeuvre de la littérature populaire américaine. On reparle beaucoup de Twain, ces jours-ci, surtout pour dire qu'Obama lui en doit une. Twain, c'est à souligner, était abolitionniste à une époque où les présidents des États-Unis étaient propriétaires d'esclaves. J'ai baptisé cet extrait «le soliloque de l'ivrogne». Cela se passait au Missouri en 1840.
Le lien est troublant : Ah, il est beau, leur gouvernement ! Tenez, un exemple : il y avait là-bas un nègre libre de l'Ohio ; un mulâtre, presque aussi blanc qu'un Blanc et sa chemise la plus blanche qu'on ait jamais vue... dans toute la ville, y a pas d'homme mieux habillé que ce nègre-là, et vous ne savez pas ? Il paraît qu'il est professeur et qu'il connaît toutes sortes de langues. Et ce n'est pas le pire, il paraît que chez lui, en Ohio, il peut voter. Où va le pays ?
Je n'ai pas peur du Missouri, des deux Dakotas, du Nebraska, du Kansas, de l'Alabama. Ces États sont républicains par le rythme lent des saisons et par l'immensité de leurs champs. J'ai peur des cols bleus de l'Ohio. J'ai peur des voleurs de la Floride.
J'ai peur de mardi. J'ai peur que ben Laden se fasse pogner demain. J'aimerais mieux mercredi.
J'ai peur que l'infopub d'une demi-heure de l'autre soir soit terriblement contre-productive. À mon avis, c'est une faute politique et de goût tout à la fois. Je ne crois pas qu'on puisse vendre la démocratie comme une moulinette pour faire de la purée. Mais là-dessus, j'erre sûrement : cela ne dérange pas du tout les gens qu'on leur vende la démocratie comme une moulinette à faire de la purée. Reste que ça ne marche pas avec le retour au mythe originel de l'Amérique.
J'ai peur de mardi. J'ai peur de ceux, très nombreux, qui ne voteront pas Obama, pas parce qu'il est noir mais parce qu'il est intellectuel. Parce que les journalistes et les artistes l'aiment bien. J'ai peur de ceux qui vont voter contre les journalistes, contre les artistes, contre les profs de Harvard, contre la Côte Est, contre la Côte Ouest.
Je n'ai pas peur des fermiers de l'Arkansas. Je n'ai pas peur des créationnistes de l'Alaska. Je n'ai pas peur des pro-vie de la Bible Belt. J'ai peur des banlieues ouvrières. Depuis que j'ai entendu Obama regretter que le prix de la roquette ait augmenté, j'ai peur des Safeway, des Gran Union, des Hannaford, des Wal-Mart.
L'enjeu de cette élection est moins économique qu'on l'imagine. Vous allez rire de moi : je crois que l'enjeu de cette élection est culturel. Pas la culture des musées, des librairies, des concerts ; la culture au sens d'art de vivre. Il se pourrait bien au fond, tout au fond, que cette élection soit un combat entre les mangeurs de roquette et ceux qui ne savent même pas ce que c'est. Bref, j'ai peur que, mardi, les banlieues ouvrières de l'Ohio votent contre la roquette.
Non, je n'ai pas peur d'être déçu après, si jamais il devait être élu. Je sais que le serai, déçu. Je le suis déjà par ce qu'il se propose de faire en Afghanistan. Je me doute bien qu'il gouvernera au centre et que ce ne sera jamais comme dans ses discours, surtout celui de Philadelphie sur la question raciale, quand il a dit : Nous, le peuple...
S'il est élu, je n'aurai d'autre attente qu'une gouvernance décente. Je n'attends même pas Kennedy. J'attends un Clinton sans Hillary.
En vrai, je n'attends pas d'après. J'attends mardi. Comme des millions et des millions de gens dans le monde, j'attends «d'en gagner une» sur le mensonge, sur la connerie, sur Bush et sur son ami : Dieu.
C'est loin d'être fait.
J'ai peur de mardi. J'ai peur qu'on dise qu'il a perdu par si peu que l'Amérique aura quand même gagné un peu. Me semble que j'ai fait ça toute ma vie : tout perdre à force de gagner un peu (dont un référendum).
Dans le livre que je viens de commencer à l'instant - Le ciel de Bay City, de Catherine Mavrikakis -, la première page se termine par : Ma douleur n'a pas encore de nom. Quant aux deux dernières lignes que je viens d'aller grappiller : L'Amérique est notre sépulture. Le ciel, une belle ordure.
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