La proximité du début de la campagne électorale au Québec avec la fin de la campagne présidentielle aux États-Unis suscite actuellement des comparaisons entre les deux. Le succès du président élu, Barack Obama, est attribué à de nombreux facteurs: son charisme, son éloquence, son programme basé sur le changement, l'efficacité de son organisation, les budgets dépensés, l'utilisation innovatrice des technologies d'information, le désastre de l'administration Bush, la piètre performance du ticket McCain-Palin, la crise économique... Différemment, je propose que le succès d'Obama s'explique en premier par son style de leadership nouveau, relativement rare, un leadership «postmoderne». Mieux comprendre la nature de ce leadership permettra à la lectrice et au lecteur d'évaluer différemment le potentiel des candidats à notre élection québécoise. C'est le but de cet essai.
L'époque «moderne», de laquelle nous sommes issus, s'appuie sur des notions encore vénérées par un grand nombre de personnes: la richesse économique, les prouesses technologiques, la morale des personnes au pouvoir, l'individualisme, l'industrie mécanique, le paternalisme, le militarisme... Différemment, le «postmodernisme» intègre ces notions, les modifie et en ajoute d'autres. Cela donne un métissage qui semble à première vue hétéroclite: le transculturalisme, le féminisme, la résolution pacifique des conflits, l'internalisation des nations, la santé humaine et environnementale, la globalité des enjeux, la société informationnelle, l'importance de l'éthique de la responsabilité et du développement de l'esprit humain... Bien sur, ce que l'on appelle la «modernité» permit une avancée gigantesque face à la «prémodernité». Celle-ci se fondait sur la pensée magique, les clans, la féodalité, la loi du plus fort, les religions dogmatiques, la propriété terrienne, la patriarchie... Mais si, au fil des siècles, la modernité nous a propulsés dans une évolution sans précédent, ses méfaits actuels ne peuvent être corrigés que si l'on embrasse une vue postmoderne.
Un article important, publié dans la prestigieuse Harvard Business Review, rend ces notions moins conceptuelles en les ramenant à un niveau personnel. Dans cet article, Bill Torbert et ses collègues proposent que cette évolution sociétale se retrouve chez les leaders qui peuvent, potentiellement, se développer en maîtrisant différents niveaux de leadership. D'après plusieurs études scientifiques, environ 90 % des leaders se situent dans les quatre premiers niveaux, qui sont «l'opportuniste», le «diplomate», «l'expert» et le «faiseur». Ces niveaux permettent aux leaders d'être (niveau 1) performants pour défendre des intérêts, (2) préserver le statu quo, (3) résoudre des problèmes et (4) innover dans le but d'accroître la valeur économique. Les deux premiers niveaux sont plus « prémodernes » et les deux derniers «modernes». Seuls 10 % des leaders maîtrisent les niveaux 5, 6 et 7, c'est-à-dire «l'individualisé», le «synthétiseur» et «l'alchimiste». Ces niveaux «postmodernes» sont essentiels afin d'aborder la complexité de notre monde actuel de façon performante et éthique. Par exemple, ils permettent d'avoir le courage de remettre en question des façons de faire, même si cela modifie le politiquement correct ou les conceptions économiques habituelles (niveau 5). De plus, ils rendent possible l'émergence de solutions innovatrices et durables, non seulement pour une organisation ou une communauté spécifique, mais aussi pour toutes les personnes, les sociétés et la planète (Niveaux 6 et 7). À HEC Montréal, comme dans d'autres Écoles de gestion, nous enseignons cette conception du leadership, au niveau théorique (Sciences de la complexité, transdisciplinarité, gouvernance éthique...) et par des exercices pratiques (écoute active et empathique, introspection, coaching, dialogue, immersions à l'étranger...). À la Chaire de management éthique nous avons lancé un programme important de recherche sur ces leaders postmodernes qui incluent, par exemple, Mohandas Gandhi, le dalaï-lama, Eleanor Roosevelt, Gro Harlem Brundtland, Rachel Carson, Aung San Suu Kyi, Martin Luther King jr., ou Nelson Mandela, à qui Barack Obama a déjà été comparé.
L'élection dite «historique» d'Obama ne provient donc pas seulement de son métissage ethnique et de la couleur de sa peau. Elle provient aussi du métissage de ses idées et de ses actions, de sa capacité de dépasser les clivages idéologiques et politiques, de sa volonté de transcender l'opposition binaire entre un marché libre et un État lourd, et de sa maîtrise de niveaux de maturité postmoderne en leadership. Il est notable par exemple, que si plus de 60 % des Américains qui ont voté pour lui étaient en premier concernés par l'économie, il n'a pas axé sa campagne sur ce seul enjeu, ce que beaucoup d'experts en communication proposaient. Différemment, Obama a eu l'habilité de tisser les différents enjeux qui composent la réalité de notre monde devenu complexe -- l'économie, la santé, l'exclusion sociale, l'écologie, la violence, la justice, la gouvernance, la guerre, la culture, l'éducation --, et ce, sans perdre son audience. Cela est un exploit que même Al Gore, aujourd'hui Prix Nobel de la paix, n'avait pas réussi en l'an 2000. Obama a aussi résisté à l'image caricaturale de «Joe the plumber» et l'a remplacée par un désir à la fois pragmatique et émotionnel de dépassement de soi, de dépassement collectif, émergeant d'un sentiment d'espoir, rejetant la peur et le cynisme.
Bien sûr, c'est dans le futur que l'on pourra juger si Barack Obama est vraiment un leader postmoderne. Mais ses comportements observés durant plus de 20 mois de campagne, en premier pour l'investiture démocrate et ensuite pour devenir président élu, témoignent en faveur de son niveau de leadership élevé. De nombreux commentateurs ont évoqué, par exemple, son calme, sa concentration, sa pondération, son éloquence et son absence d'attaques personnelles même quand il fut lui-même traité d'incompétent, de proterroriste ou de procommuniste. Ces comportements non violents du président élu sont des traits significatifs d'un leadership postmoderne: critiquer les idées et les actions d'un candidat concurrent, une activité obligatoire en politique, ne veut pas dire railler et encore moins salir. Différemment, au tout début de notre campagne électorale au Québec, certains ont succombé à la colère et se sont ouvertement moqués des slogans utilisées par d'autres candidats. Il ne s'agit pas ici d'une différence culturelle entre le Québec et les États-Unis; il s'agit d'une différence de niveau de maturité: un leader postmoderne reste respectueux envers toute personne, même en désaccord; un tel leader a la capacité de pouvoir s'auto-observer dans l'action et de refuser l'emprise d'une émotion qui va à l'encontre du débat factuel et du dialogue démocratique; et un tel leader ne met pas en avant son âge comme un atout, même devant une personne plus âgée ou plus jeune, car il respecte les vertus de tous les âges. Barack Obama aurait pu utiliser ces tactiques envers John McCain. Il s'en est abstenu.
Dans cet essai, j'ai décrit plusieurs caractéristiques du leadership postmoderne, au niveau collectif et personnel. Je vous propose de les utiliser afin de compléter vos évaluations des candidats en course dans notre campagne électorale au Québec. Bien sur, des candidats s'évaluent d'après leurs idées, leurs programmes, leurs actions ainsi que d'après la solidité de leur parti. Mais cela ne suffit plus.
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Thierry C. Pauchant, Professeur titulaire à HEC Montréal où il dirige la Chaire de management éthique, et professeur associé à la Fielding Graduate University, Santa Barbara, Californie, États-Unis
Le leadership postmoderne de Barack Obama - Une autre façon d'évaluer nos candidats
Présidentielle étatsunienne
Thierry C. Pauchant2 articles
Professeur titulaire à HEC Montréal où il dirige la Chaire de management éthique, et professeur associé à la Fielding Graduate University, Santa Barbara, Californie, États-Unis
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