par Marc Semo, Libération
Saddam Hussein ne sera finalement jamais condamné pour l'extermination de deux cent mille Kurdes pendant l'opération Al-Anfal en 1988, où furent utilisées des armes chimiques contre la population civile. Il n'y aura non plus jamais de procès de l'ancien dictateur irakien pour les massacres de centaines de milliers de chiites dans l'écrasement de la révolte de 1991 après la première guerre du Golfe. Le jugement de l'ex-homme fort de Bagdad aurait dû être un des actes fondateurs du «nouvel Irak démocratique» et du «rule of law» (État de droit) que l'administration américaine affirmait vouloir instaurer en renversant le régime baasiste.
Condamné à mort le 5 novembre pour le massacre de 148 villageois chiites de Doujaïl, celui-ci a finalement été exécuté peu après le rejet de son dernier recours. Les autorités irakiennes ont manifestement voulu imposer au plus vite le fait accompli. La mise à mort du «tyran déchu» était exigée par une grande majorité d'Irakiens. En premier lieu les chiites (60 % de la population) et les Kurdes (20 %), qui furent les principales victimes du défunt régime. Mais les sunnites (20 %), privilégiés dans l'ancien système, s'indignent d'une exécution et d'un verdict prononcés par un tribunal considéré comme une pure et simple émanation de l'occupant. En outre, en Irak comme à l'extérieur, beaucoup restent convaincus que la pendaison précipitée de l'ex-raïs visait à éviter qu'il n'évoque dans des procès ultérieurs les soutiens reçus de l'Occident, notamment de Washington, pendant les 20 premières années du régime.
«La peine de mort est en elle-même indéfendable, et elle l'est encore plus après un procès qui fut à ce point inéquitable», souligne Richard Dicker, un des responsables de l'ONG américaine Human Rights Watch, dont les observateurs ont suivi 80 % des audiences d'un procès qu'il considère comme «une grande occasion perdue». Dans ce procès comme dans la douzaine d'autres qui auraient dû suivre, l'établissement des faits et la recherche des preuves ne posent certes guère de problèmes. Des tonnes d'archives furent saisies après la chute du régime.
«Saddam Hussein était très fier de ses crimes et il pensait que son régime durerait éternellement: beaucoup de ses ordres étaient transcrits noir sur blanc et ses subordonnés lui envoyaient directement des cassettes montrant les tortures et les exécutions afin de bien prouver que les consignes avaient été appliquées à la lettre. Tout cela offre un matériel immense aux enquêteurs avec des détails très précis et des noms», explique Mohammed Ihsan, ministre au gouvernement régional kurde et ancien avocat, qui travailla pendant ses années d'exil en Occident sur les crimes de Saddam. Il n'en rappelait pas moins que «malgré ses terribles imperfections, ce procès d'un ancien dictateur pour les crimes massifs commis contre son propre peuple reste jusqu'ici le seul du genre dans le monde arabe».
Mais après des années de dictature, la justice irakienne manque cruellement de magistrats formés à de tels types de procès. À cela s'ajoute la situation de guerre civile, qui rend impossible tout travail normal de la justice. Le tribunal siégeait dans la «zone verte», quartier bunker gardé par les troupes américaines. Les juges, comme les témoins, savent qu'ils représentent des cibles pour la résistance sunnite, qui a déjà assassiné un proche d'un des juges et le frère du procureur du procès Al-Anfal. Quatre avocats des ex-dignitaires baasistes sont, eux, tombés sous les balles des escadrons de la mort chiites. Les audiences ont été marquées par de nombreux incidents, et les défenseurs assurent être entravés dans leur travail.
D'entrée de jeu, les accusés et leurs défenseurs avaient dénoncé l'«illégalité» de ce tribunal spécial créé en décembre 2003 par l'ancien administrateur américain Paul Bremer pour juger les crimes les plus graves commis par le régime baasiste (1968-2003). Les autorités de Bagdad l'ont depuis rebaptisé Haut Tribunal irakien, soulignant que «le procès est contrôlé par les Irakiens et conduit par des juges irakiens». Mais le poids de l'assistance américaine y reste trop évident.
Sanctions
La communauté internationale, et notamment les Européens, ont multiplié les appels depuis la fin du premier procès pour surseoir à l'exécution et corriger dans les procès ultérieurs les insuffisances du premier. Il n'en reste pas moins que la décision d'appliquer ou non la peine capitale dépend légitimement des seuls Irakiens, qui furent les premières victimes de 30 ans de répression. Le jugement et la condamnation d'un dictateur coupable de tels crimes de masse a d'abord une fonction cathartique.
Les Israéliens, qui avaient aboli la peine capitale, la rétablirent exceptionnellement pour pendre Adolf Eichmann, qui fut l'un des maîtres d'oeuvre de la Shoah. Nul non plus n'aurait pu imaginer à l'époque une autre peine que la mort pour les dignitaires nazis jugés à Nuremberg. Mais la philosophe Hannah Arendt rappelait alors aussi les limites d'un tel verdict: «Ces crimes ne peuvent plus être abordés juridiquement et c'est dû à leur monstruosité; il n'y a plus de sanctions adaptées: pendre Goering est certes nécessaire, mais parfaitement inadéquat.»
Depuis il y a eu l'émergence d'une justice pénale internationale pour sortir de la logique d'une «justice de vainqueur». Dès la chute du régime baasiste se posa la question du choix de la manière de juger les principaux responsables de la machine de répression. La nouvelle Cour pénale internationale permanente n'est pas compétente pour les crimes commis avant son entrée en fonction en juillet 2002. Conscients des limites de la justice «hors-sol» et des tribunaux internationaux ad hoc comme celui sur l'ex-Yougoslavie ou le Rwanda, nombre de juristes et de défenseurs des droits de l'homme pensèrent alors à un tribunal mixte sous l'égide des Nations unies, avec des juges irakiens et internationaux. Le projet a capoté parce que les autorités irakiennes exigeaient de pouvoir prononcer la peine de mort. Washington les soutenait. Le gâchis est maintenant patent.
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