Il fut un temps où le Canada interdisait l'immigration des gens «idiots, imbéciles» ou «morons». Une loi contre l'idiotie, est-ce possible? Oui, oui, je n'invente rien. C'était écrit comme ça, noir sur blanc, dans la Loi sur l'immigration de 1952.
«Idiots, imbéciles, morons.» C'est ainsi que l'on nommait à l'époque certains immigrés handicapés dont le pays ne voulait pas. Bien d'autres jugés «défectueux» selon la loi, aveugles, sourds, épileptiques ou paralysés, n'étaient pas les bienvenus non plus.
Avec le temps, les choses ont un peu changé. La loi anti-idiots a prouvé par l'absurde qu'elle ne pouvait rien contre l'idiotie. La Loi sur l'immigration 1976 a rayé de son vocabulaire des mots comme «imbéciles» ou «morons». Les épileptiques et quelques autres chanceux ont eu une promotion -ils ont acquis le droit d'immigrer. Mais malgré un certain assouplissement des règles, malgré un fort courant de rectitude politique qui laisse penser à tort qu'il suffit de changer des mots pour changer une réalité, des relents d'une mentalité d'une autre époque demeurent inscrits dans la loi.
Je fais ce long détour pour revenir sur le sort de la famille Barlagne, qui est devenu un enjeu électoral. Hier, le NPD a lancé un dernier appel au ministre de l'Immigration Jason Kenney pour empêcher l'expulsion de cette famille française, vivant à Montréal depuis 2006, mais coupable d'avoir une fille atteinte d'une forme légère de paralysie cérébrale. Selon la Loi sur l'immigration, l'enfant représente un «fardeau excessif» pour les services sociaux canadiens. Résultat: même si les Barlagne sont bien intégrés, même si leurs enfants considèrent que ce pays est le leur, même si la petite Rachel a un excellent pronostic, même si son père a créé ici une entreprise, ils sont persona non grata. Une décision «ignoble, intolérante et intolérable», a dit le député Thomas Mulcair, qui aide depuis plus d'un an la famille à faire renverser la décision. Les Barlagne ont déposé cette semaine une demande pour motifs humanitaires -l'ultime recours.
Hier, le Parti libéral et le Bloc Québécois ont joint leurs voix au concert d'indignation. Signe d'une campagne d'un temps nouveau, Michael Ignatieff a envoyé un tweet demandant à Stephen Harper de retirer la demande d'expulsion. Gilles Duceppe a déploré l'entêtement du ministre Jason Kenney. Et que dit le ministre conservateur? J'ai appelé son cabinet. J'ai posé la question à la boîte vocale qui m'a répondu. Personne ne m'a rappelée. Mais d'après ce que rapporte Radio-Canada, Jason Kenney aurait déjà répondu par un haussement d'épaule. «Ce n'est pas au ministre, ce n'est pas aux hommes politiques à prendre une décision sur les cas comme celui-là», a-t-il dit avant-hier.
À quoi sert donc le ministre de l'Immigration s'il ne veut pas se mêler de questions d'immigration? En disant que ce n'est pas à lui de trancher, Jason Kenney laisse entendre de façon inquiétante qu'il ne connaît pas la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés. L'article 25 de cette loi dit clairement que le ministre peut (et doit) étudier ce genre de cas. Le même article précise que le ministre peut octroyer le statut de résident permanent ou lever certaines obligations s'il estime que des considérations d'ordre humanitaire le justifient, «compte tenu de l'intérêt supérieur de l'enfant directement touché».
Au-delà du cas particulier de la famille Barlagne, qui soulève à juste titre l'indignation, cette histoire met en lumière la désuétude de la Loi sur l'immigration en ce qui concerne les personnes handicapées. Elle soulève aussi d'importantes questions d'éthique. Voilà au moins 30 ans que des organismes de défense des droits dénoncent ce genre d'injustices. Si des ententes de dernière minute ont souvent été conclues pour empêcher l'expulsion de certaines personnes, la loi, elle, n'a malheureusement pas changé, déplorait hier Teresa Penafiel de l'Association multiethnique pour l'intégration des personnes handicapées.
L'année même de la création de cette association, en 1981, une famille d'origine italienne frappa à sa porte. Un couple d'investisseurs bien intégrés qui possédaient une manufacture florissante qui employait 50 personnes. Le fils du couple, âgé de 27 ans, avait le syndrome de Down. À cause de son handicap, on lui a refusé la résidence permanente, tout en acceptant de lui accorder un permis ministériel temporaire. Incapable de faire valoir les droits de leur fils, les parents ont fini par fermer leur manufacture pour retourner en Italie.
Trente ans plus tard, le choses n'ont pas beaucoup changé. La loi donne lieu à trop de décisions arbitraires. Mme Penafiel a déjà vu deux soeurs vietnamiennes, atteintes du même handicap, obtenir deux réponses différentes. «L'une a été acceptée, l'autre pas!»
Il ne s'agit pas d'ouvrir les portes à tous, sans égard aux coûts. Il s'agit surtout d'en finir avec cette image stéréotypée du pauvre handicapé dépeint en victime qui dépendra toujours de l'État et ne servira jamais à rien. Une personne handicapée peut aussi être productive et utile à la société sur le plan financier, rappelle Mme Penafiel. Des enfants qui sont atteints de paralysie cérébrale peuvent très bien devenir médecins. Des jeunes dyslexiques peuvent très bien devenir chefs d'entreprise. Les classer d'emblée dans la catégorie des idiots d'autrefois, ce n'est pas leur rendre justice.
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