Gilles Dostaler m'avait réconcilié avec l'économie. Lui et quelques autres, René Passet, Jean-Pierre Dupuy... Mais c'est surtout lui qui m'avait relevé du dégoût de l'économie dans lequel j'étais tombé, en ces temps d'imbécillité et d'arrogance pseudomathématique qui triomphait dans les années 1980-1990 (et dont on a vu récemment les conséquences dans les théories mathématiques des marchés financiers).
Gilles travaillait sur la «pensée économique». La pensée économique est le refuge, le lieu de résistance de ceux qui croient que l'économie peut avoir une vocation culturelle et sociale; quand on ne veut pas mourir idiot en parlant d'économie, on s'intéresse à la pensée des grands auteurs, et d'abord ceux du passé.
La pensée économique, plus encore que l'histoire économique, nous lave de la honte d'être des économistes, des gens soumis au pouvoir pour expliquer que le capitalisme est beau et que le marché est bon. Comme tous les «frondeurs» de notre génération, Gilles fut nourri de la Sainte Trinité: Nietzsche, Marx, Freud. Quand on lit Marx, on comprend la crise des subprimes, pas en lisant Les Échos ou La Tribune.
Et très vite, il fut ébloui par Keynes. Il éprouva, je crois, une passion pour cet auteur, au point d'aller méditer dans sa maison, aujourd'hui occupée par l'historien Skidelsky. Keynes nous sauvait, Gilles et moi, moi plus que lui, de la tristesse dans laquelle nous plongeait l'économie orthodoxe, ses prix dits «Nobel», ses experts en ignorance, ignorance dont se délectaient, pour la diffuser, la quasi-totalité des journalistes qui véhiculaient la pensée dominante du laisser-faire. Des gens qui n'avaient évidemment pas lu Adam Smith. Gilles, lui, l'avait labouré. Comme il avait labouré Friedrich Hayek et m'avait convaincu de le lire (mais Hayek reste pour moi suspect).
Avant les autres (peu nombreux, il est vrai), Gilles fit cette découverte, sans laquelle je ne serais rien: on ne peut pas comprendre la pensée monétaire de Keynes sans savoir qu'il l'avait formulée à partir des intuitions et analyses freudiennes sur l'argent.
On ne peut pas comprendre le célèbre chapitre XII de La Théorie générale sur la spéculation, ni la conclusion de La Théorie générale (les références à Silvio Gesell et à la notion de «monnaie affectée», impropre à l'accumulation, par exemple). Nous écrivîmes sur Keynes et Freud, et c'est moi qui le poussai à écrire Capitalisme et pulsion de mort. Il rechignait à le faire, parce qu'il était plus un homme de colloques et d'articles savants.
Je n'ai jamais connu personne plus précise, plus minutieuse, plus honnête dans ses références. Quand j'affirmais «les hommes ont inventé la guerre pour rester entre les hommes», il écrivait: «Lia disait à l'Ange, dans Sodome et Gomorrhe, que "les hommes ont inventé la guerre pour y être sans nous et entre hommes"» (Jean Giraudoux, 1951, p. 130). Tout Gilles.
L'homme le plus drôle, le plus charmant, le plus gai, le plus rieur et buveur se mettait à sa table de travail tous les matins à 6 heures. Il la quittait à midi. Après un moment très épicurien, très keynésien, au sens de Bloomsbury — art, politique, sexe, médisance —, où l'on pratiquait le «gossiping», il partait «moissonner»: il écumait les librairies et revenait avec une cargaison de livres.
Je crois qu'il a regretté que le Québec ne devienne pas libre quand il faillit le devenir, à quelques voix près. Encore un travers très keynésien, c'était un voyageur. Alors qu'il connaissait Paris mieux que moi (il y avait vécu plus de deux ans dans les merveilleuses années révolutionnaires, il y revenait constamment), il fut très étonné que le gouvernement français lui cherche des poux dans la tête pour venir enseigner à Paris 8 et Toulouse 1. Il fit les démarches. Mais il fallut au bout du compte une intervention de son ambassade pour qu'il puisse venir enseigner. Douce France...
Un livre de Dostaler Keynes et ses combats. Très, très fort. Tiens, quand on allait lui rendre visite à Montréal, après quelques verres et beaucoup de gai savoir, il précisait que sa maison fut un bordel. Bon, un petit morceau des années 1960, 1970, s'efface. Heureusement que les Arabes vont faire la révolution que nous avons ratée en 1968!
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L'auteur a publié cette semaine cet hommage à son ami dans les pages de l'hebdomadaire parisien Charlie Hebdo, où il tient une chronique populaire sous le pseudonyme d'Oncle Bernard.
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Bernard Maris, économiste et écrivain
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