Denis Monière, dans Le Devoir du 17 août dernier, affirme que «le Parti québécois a connu sa première dérive idéologique en 1985 lorsqu'il a remplacé la souveraineté par la logique autonomiste de l'affirmation nationale». Je pense qu'il faut effectuer un bref rappel historique pour comprendre que la crise actuelle du projet indépendantiste est contenue en germe dès la création du Parti québécois en 1968.
Il y a trente ans, le franc-tireur de l'indépendance Pierre Bourgault, après sa démission du Parti québécois en 1981, avait fait le même constat que les démissionnaires d'aujourd'hui. Il faut relire le bilan qu'il fait de ses vingt ans de vie politique active, dans ses Écrits polémiques, La politique, tome 1, ouvrage publié une première fois en 1982 chez VLB éditeur et réédité en 1996 chez Lanctôt éditeur.
D'abord le fait que, dès 1967, René Lévesque, en fondant le mouvement Souveraineté-association (MSA), n'ait pas voulu s'unir aux indépendantistes du Rassemblement pour l'indépendance nationale dirigé par Pierre Bourgault contient en germe la crise actuelle. Bourgault milite pour l'indépendance depuis le début des années 60, s'impose comme le principal porte-parole du mouvement et devient président du RIN de 1964 à 1967. Ce tribun indépendantiste exceptionnel, qui s'exprime dans des discours colorés sans la retenue habituelle des politiciens et la crainte des excès de langage, abandonne la direction de son parti dans l'espoir de réaliser l'unité des indépendantistes dans un seul grand parti, alors que Lévesque, quittant le Parti libéral et fondant le MSA, se méfie du RIN clairement décidé à briser le lien fédéral et à mettre fin à notre statut politique minoritaire au Canada et résolument pour la création d'un pays indépendant et progressiste.
Lévesque a un autre projet en tête et se tient loin du radicalisme des indépendantistes. Il cherche même à se faire excuser de son option séparatiste. Il fera d'ailleurs toujours coïncider la naissance du mouvement souverainiste avec la fondation du MSA, exprimant par ce fait même une rupture avec le mouvement indépendantiste.
L'indispensable indépendance
Bourgault adhère pourtant au PQ et tente de s'y faire une place malgré l'opposition de Lévesque et des souverainistes étapistes qui considèrent maintenant les indépendantistes comme des radicaux «purs et durs». Il réussit à se faire élire à l'exécutif du PQ malgré Lévesque en 1971, mais démissionne après un an, désillusionné, car marginalisé par Lévesque au sein du parti et ne pouvant intervenir comme il le souhaitait pour mettre en avant l'indépendance du Québec.
Ses arguments pour l'indépendance se retrouvent dans le programme électoral du RIN de 1966, qui n'est pas un programme de bon gouvernement provincial. Bourgault est très clair: «On s'apercevra vite à la lecture de ce programme que les solutions sont presque toutes irréalisables sans cet instrument essentiel qui s'appelle l'indépendance. C'est l'indépendance qui nous fera récupérer les pouvoirs et l'argent nécessaires pour appliquer notre programme, dans tous les domaines. Sans cet instrument, toute bataille devient futile, tout effort est vain.» (Écrits polémiques, tome 1, réédition 1996).
À ceux qui disaient alors qu'il fallait attendre les conditions gagnantes, Bourgault répondait: «Ceux qui le disent s'imaginent que l'indépendance est une récompense pour les peuples parfaits. Bien au contraire, l'indépendance est l'instrument des peuples faibles, des peuples qui n'ont pas de pouvoirs, des peuples qui manquent de moyens. C'est parce que nous ne sommes pas prêts qu'il faut faire l'indépendance. Elle vient non pas à la fin de la vie d'un peuple, mais au début: c'est-à-dire au moment où ce peuple entend assurer sa pleine liberté et assumer ses pleines responsabilités. Non, l'indépendance n'est pas une récompense, c'est un effort. Non l'indépendance, n'est pas un extrémisme, c'est la chose la plus normale au monde.» (Écrits polémiques, 1996).
En 1973, dans un article qui a pour titre «René Lévesque n'a jamais voulu l'unité des indépendantistes», il tient à réaffirmer que «c'est nous [du RIN] qui avons fait l'unité des indépendantistes, contre la volonté de René Lévesque»; dans un autre article de 1973 intitulé «L'intolérance de René Lévesque», Bourgault affirme ne pas comprendre l'acharnement que mit le politicien à nous empêcher de nous intégrer au Parti québécois.
«Avaler les indépendantistes»
Dès le congrès de 1971, Bourgault se permet un percutant discours critiquant l'orientation mise en avant par Lévesque: «Si nous sommes sérieux avec ce que nous avançons, on devrait parler moins de sécurité et pas mal plus de liberté! L'indépendance, ce n'est pas la sécurité, le statu quo. Je pense que nous avons le devoir de ne rien cacher à la population de ce que nous croyons nécessaire et vrai. Combien de fois reculons-nous devant l'exposé de notre programme? À quoi ça sert les meilleures solutions si toujours nous gardons le silence de crainte d'effrayer les électeurs? La vraie respectabilité, c'est ce à quoi on arrive quand, après des années, on se retrouve fidèles à ses objectifs et à ses principes. Et souvent le parti qui n'est pas respectable aujourd'hui peut le devenir demain s'il est resté fidèle à ses rêves de jeunesse».
En 1978, il réagira à une déclaration de Lévesque sur l'objectif du référendum: «Comme Duplessis avec l'Action libérale, René Lévesque est en train d'avaler les indépendantistes. Faire de l'association une nécessité est un recul par rapport au programme du PQ et par rapport à l'action des indépendantistes depuis une vingtaine d'années, c'est un recul idéologique, un recul stratégique et aussi un recul par rapport à la démocratie au sein du Parti.»
Sans renoncer
Dans Le Devoir du 20 août 1980, après la défaite du premier référendum, et à la veille des élections de 1981, il rompt avec le parti et dénonce «l'homme qui a incarné depuis vingt ans les espoirs de toute une génération de Québécois». Il avoue que «c'est la mort dans l'âme que je romps avec le meilleur homme politique que le Québec ait jamais produit». Pour Bourgault, le non majoritaire de 1980 n'impliquait pas de renoncer à la lutte. «Moi aussi je m'incline, mais je ne renonce pas à convaincre une majorité de la valeur de la cause que je défends.»
Revenant sur la question référendaire de 1980 qui demandait aux Québécois s'ils voulaient que leur gouvernement négocie une nouvelle entente avec le reste du Canada, basée sur la souveraineté-association: «Quoi qu'en dise Lévesque, cela veut dire que tout est négociable, y compris notre droit à l'autodétermination. Quelle stratégie inouïe! Si j'étais fédéraliste, cette question me ravirait.» Il ajoute que «ce n'est pas pour cela que le mouvement séparatiste existe, ce n'est pas pour cela que le Parti québécois a été créé, ni ce pour quoi des dizaines de milliers de militants se battent depuis plus de vingt ans».
Alors que Lévesque fait campagne en 1981 pour un bon gouvernement provincial, comme en 1976, Bourgault lui reproche de n'avoir jamais rompu avec une vision provincialiste des choses:
«Le mouvement indépendantiste, à son origine, avait rompu avec la Révolution tranquille; non pas qu'on n'y voyait pas quelques progrès par rapport à la situation précédente, mais bien parce qu'elle se voulait à l'intérieur du cadre provincial. Or, monsieur Lévesque n'a jamais rompu avec la Révolution tranquille.» Et de conclure: «Or, il m'a toujours semblé que nous n'étions pas là pour faire mieux que les autres, mais autre chose. Si l'exercice du pouvoir pour les souverainistes ne conduit pas à l'exercice de la souveraineté, alors ce pouvoir est vain et illusoire. Il constitue un piège dans la mesure où il occulte les véritables enjeux en les reportant à plus tard, au risque de les voir disparaître de nos préoccupations collectives. C'est ce processus, déjà largement entamé, qu'il faut à tout prix stopper. Voilà l'objectif de ma sortie contre René Lévesque. Je dis qu'il est le premier responsable de tout ce vasouillage qui entoure l'option de la souveraineté.»
Jusqu'à la fin de sa vie, le 16 juin 2003, Bourgault a continué à promouvoir l'indépendance du Québec et à critiquer le PQ chaque fois qu'il n'en a pas fait sa priorité. Toujours en 1981: «Moi, je dis qu'il est suicidaire pour les souverainistes d'abandonner leur idée — tout en disant qu'on ne l'abandonne pas — au moment où cette idée a atteint sa plus grande force depuis vingt ans. Il faut en parler de plus en plus, quitte à nous retrouver dans l'opposition, là où se trouve notre idée, de toute façon. Même si l'étapisme ne consiste qu'à abandonner notre idée par étapes, alors qu'on ait le courage de nous le dire. Si cette idée, acceptée et défendue par plus de 40 % de Québécois, ne vaut pas la peine d'être prônée ouvertement, alors que le Parti québécois et ses chefs aient le courage de la retirer du programme. Car à qui fera-t-on croire qu'on y tient quand elle ne sert plus qu'à masquer notre volontaire impuissance?»
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Robert Comeau - Historien
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