Au Québec, les indépendantistes, et ceux qui parmi eux préfèrent se dire souverainistes, auraient intérêt à ne pas se qualifier de nationalistes. Ils peuvent se gargariser des mots «nation» et «national», mais devraient éviter de se réclamer du nationalisme, au point de s'avouer antinationalistes. Pourquoi couper ainsi les cheveux en quatre? Mais, voyons, à cause de Maurras!
Si d'aucuns persisteront à juger la réflexion exagérée, elle effleure l'esprit de quiconque lit Charles Maurras: le chaos et l'ordre, de Stéphane Giocanti.
Maurras (1868-1952), le plus prestigieux des théoriciens français du nationalisme, a une réputation sulfureuse. Est-ce suffisant pour associer la réprobation de tout nationalisme aux reproches légitimes formulés à l'endroit du pétainiste condamné à perpétuité en 1945 pour «intelligences avec l'ennemi» hitlérien?
Oui, répondront ceux pour qui les mots ont acquis en français un sens historique précis et ineffaçable. Même s'il se garde de trancher la question, Giocanti, l'auteur de la biographie remarquable qui met en lumière, comme jamais auparavant, l'extrême complexité de la personne et de la pensée de Maurras, monarchiste décentralisateur, vichyste antinazi, antisémite politique mais non raciste, comprendrait parfaitement leur point de vue.
Il sait que le principe libéral et démocratique des nationalités, axiome qui débouche sur la doctrine de l'égalité des nations et le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, n'a rien à voir avec le nationalisme, cette idéologie de droite propre aux pays hégémoniques. Mais, comme le signale Giocanti, Maurras fait abstraction des peuples asservis aussi bien que des puissances impériales. L'inégalité qui divise le monde moderne n'émeut pas le penseur passéiste.
Le biographe a l'intelligence de souligner que c'est la lutte éternelle entre le chaos primitif et l'ordre de la civilisation qui fascine l'esprit classique de Maurras. L'idéalisme platonicien légué par la Méditerranée et l'aspect esthétique du catholicisme ont marqué pour toujours le Provençal païen revenu à la foi chrétienne au seuil de la mort. Malgré son admiration pour la poésie de Dante, Maurras s'est longtemps méfié de la morale des Évangiles et de toute révolution qui s'y apparentait.
Après la tragédie d'Hiroshima, il estime que le mal de la guerre vient de la démocratie en associant celle-ci aux puissants plutôt qu'aux faibles, au brigandage plutôt qu'à la justice. Il condamne ce qu'il appelle les «démo-ploutocraties», parmi lesquelles il range les États-Unis. Il précise que le mal vient «des mauvais gouvernements populaires et de la grande idée nationalitaire, qui n'est pas le Nationalisme, mais l'idée de l'égalité des Nations».
Peut-on opposer plus clairement le nationalisme aux aspirations démocratiques? Dès 1912, dans L'Action française, l'organe parisien de sa doctrine, Maurras se plaisait à ignorer dans la Confédération canadienne toute velléité émancipatrice chez les francophones, dont «même les plus intimes» des conversations, lors de visites en France, «trahissent, notait-il, une volonté arrêtée de demeurer aussi anglais que possible».
Au nom d'une Occitanie imaginaire, Maurras croyait au fédéralisme et affirmait: «C'est comme Provençal que je me sens français.» Il voyait dans la restauration future de la monarchie française unificatrice le triomphe des régionalismes et le retour aux libertés médiévales. Le théoricien proclamait: «En bas les républiques, en haut la royauté, et, par-delà tous les espaces, la papauté.»
Le cas de Groulx
À moins d'être naïf, on discerne une influence maurassienne sur nos nationalistes d'autrefois, ces catholiques de droite qui n'adhéraient pas aux principes résolument démocratiques défendus au siècle précédent par Papineau, le libre penseur. Même s'il feignait l'innocence, Lionel Groulx, le principal nationaliste du Québec d'alors, a dirigé L'Action française, la revue montréalaise fondée en 1917 qui avait le même nom que le célèbre quotidien de Paris!
Dans une lettre à Jean Bruchési, il reconnaissait en 1927 l'influence de Maurras chez nos élites. Il expliquait qu'elle n'était pas bien définie parce que chez nous la pensée politique, «si courte et si étroite», restait incapable de se rapprocher d'un «grand esprit». S'il trouvait lui-même le maître très obscur, Groulx n'hésitait pas à écrire à Bruchési: «Je vous avoue que, pour ma part, Maurras a contribué à me dégoûter de la démocratie.»
Le délire philosophique maurassien, Proust, Apollinaire et même Lacan ont su l'apprécier. Mais son charme si européen et si littéraire ne pouvait que dérouter nos nationalistes. Ils n'en ont retenu que le pire: la haine de la démocratie. Comment auraient-ils pu s'émouvoir en lisant Maurras, le mystique dément qui, en 1944, se recueillait devant un charnier de résistants français, ceux qu'il avait lui-même dénoncés aux Allemands pour raffermir l'autel de la patrie?
Collaborateur du Devoir
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CHARLES MAURRAS
Stéphane Giocanti
Flammarion
Paris, 2006, 580 pages
Histoire - Maurras et nos nationalistes
Peut-on opposer plus clairement le nationalisme aux aspirations démocratiques ?
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