Les déclencheurs › Une autre étape
Dans sa chronique intitulée «Free-for-all», publiée le 5 novembre dernier dans Le Devoir, Michel David écrivait:
«La nomination d'un autre juge unilingue à la Cour suprême [Michael Moldaver] il y a deux semaines n'avait donc rien d'étonnant, mais M. Harper est passé à une autre étape dans la révision du bilinguisme officiel cette semaine en imposant celle de Michael Ferguson au poste de vérificateur général, qui relève non pas du gouvernement, mais du Parlement, alors que le bilinguisme était formellement exigé pour occuper cette fonction.»
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Le même jour, dans sa chronique intitulée «Identité et Canada», Denise Bombardier écrivait:
«Pourquoi alors se formaliser du recul du bilinguisme auquel tant d'entre nous n'ont jamais cru? Et si le Canada de Stephen Harper était en train de voter non à la question qui tue: «Voulez-vous continuer de contenir le Québec au sein du Canada?» Combien de fois, à la blague ou par provocation, n'avons-nous pas entendu des astrologues politiques familiers des configurations des planètes prédire l'expulsion de la fédération canadienne de ce Québec si turbulent et trouble-fête?»
En lisant les chroniques de Michel David et de Denise Bombardier dans le Devoir du samedi 5 novembre concernant le sempiternel problème du bilinguisme pancanadien, il m'est apparu qu'il était peut-être temps pour les francophones hors Québec de commencer à se dire les vraies affaires, selon l'expression consacrée de par chez nous.
Ce que M. David et Mme Bombardier, à la suite de plusieurs sociologues tels Hubert Guindon et Roger Bernard pour n'en nommer que deux (comme par hasard franco-ontariens) qui savaient lire les sondages et les statistiques navrantes sur le recul du français hors Québec, ce que ces deux chroniqueurs, dis-je, ont conclu, se retrouve en résumé dans le dernier livre de Bernard, prématurément décédé depuis, intitulé Le Canada français: entre mythe et utopie.
«Ce fut un beau rêve, celui d'un Canada français à l'intérieur d'un pays bilingue et biculturel. Malheureusement, le Canada français demeure à ce jour un pays mythique. Juridiquement, politiquement et constitutionnellement il n'a jamais existé. C'est une pure construction de l'esprit. Il a existé dans l'imaginaire des Canadiens français en mal de pays, se sentant à l'étroit dans le Canada britannique d'après la Conquête. Or, si le Canada est officiellement un pays bilingue, il est effectivement, dans la vie de tous les jours, un pays de langue anglaise et de culture anglo-saxonne. Dans ce contexte, le Canada français ne verra jamais le jour; c'est un projet impossible, une utopie.»
Mythe ou utopie
Un pays bilingue a mari usque ad mare fut donc un mythe ou une utopie. Hors Québec, point de salut. René Lévesque ne disait pas autre chose quand il a lancé dans une salle comble à Timmins, en Ontario, alors qu'il était encore ministre dans le gouvernement Lesage: si vous voulez vivre en français, venez-vous-en chez nous, partout ailleurs vous êtes des dead ducks.
Les francophones hors Québec lui en ont voulu, mais il disait vrai. Je ne dis pas, par contre, de cesser pour autant de nous battre ou qu'il faille nous mettre à dénigrer les efforts courageux, les miens comme ceux des autres, pour nous tailler une place et essayer de survivre dans cet espace étranger qu'est le Canada hors Québec. Ne nous faisons pas d'illusion: le Canada hors Québec fut et continue d'être une terre hostile à la culture et à la langue françaises de par son histoire et son existence même au sein de la grande mer nord-américaine tout aussi anglaise.
Ne pas nous surprendre donc de la minorisation extrême de nos effectifs francophones. Il reste quand même, faut-il le souligner, qu'il n'y a rien de plus noble et de plus louable pour nous que d'affirmer notre identité et de tenter de la conserver contre vents et marées le plus longtemps possible, du moins jusqu'à ce que la réalité nous rejoigne. Or, la réalité est maintenant à nos portes. Elle y est depuis belle lurette selon plusieurs.
De la suite dans les idées
À preuve, la prise de contrôle par Harper de manière presque absolue le 2 mai dernier sur la destinée nationale des francophones du pays. Pour la subjuguer, de toute évidence, et non pour la faire éclore. Ses interventions en français sur la place publique sont un leurre fait pour endormir. Et pour notre malheur, la conjoncture lui est favorable: les autres partis fédéralistes ne seront pas en mesure encore longtemps d'infléchir la tendance; le Canada hors Québec s'anglicise à la vitesse grand V; la souveraineté au Québec perd son souffle et la mondialisation favorise la droite.
Si Harper a de la suite dans les idées, comme le dit Michel David, Lord Durham aussi en avait, ainsi que la vaste majorité des anglophones du pays qui viennent tout juste de donner enfin à Harper sa très chère majorité. Le Canada pour tout ce beau monde est, a été et pour fort longtemps sera un pays unitaire anglais, britannique d'esprit et sous l'oeil bienveillant de Dieu, sauf pour les trouble-fête québécois dont ils auront un jour raison. Les libéraux, sous Pearson d'abord, et ensuite sous Trudeau et Chrétien, ont faussé le débat. Ils l'ont fait généralement de bonne foi, avec un oeil sur les élections pour plusieurs d'entre eux, en mettant l'accent sur le bilinguisme à l'échelle du pays.
Aucune note discordante donc entre Harper et le Canada anglais. Quand il reprend le bâton du pèlerin pour donner suite aux idées de Durham, il est en accord avec la vaste majorité des Canadiens anglais. Et puisque la démocratie s'articule autour du concept de majorité, l'on peut dire que Harper, déjà gagné à leurs vues sur le bilinguisme depuis longtemps, ne peut que favoriser ses intérêts politiques en rejetant le bilinguisme en esprit et en acte, sauf toujours pour la présence (jusqu'à nouvel ordre) du Québec dans la Confédération.
Mais qu'à cela ne tienne, il n'a pas, pour gagner ses élections, à se préoccuper outre mesure de cette présence, ni à se montrer généreux ou compréhensif à l'égard des communautés francophones minoritaires. Il peut gouverner sans elles et le faire selon sa conception anglaise unitaire du pays, fort de l'appui indéfectible du Canada anglais qui croit dur comme fer que le Canada n'est pas bilingue en dépit de la Loi sur les langues officielles.
Vision ultraconservatrice du monde
Par ailleurs, et c'est désormais ce qui importe, en dehors du débat linguistique il y a d'autres réalités politiques auxquelles on doit faire face. Harper n'est majoritaire que grâce à l'appui de 25 % de l'électorat. Si, dans sa vision unitaire du pays en matière de bilinguisme, une majorité encore beaucoup plus grande que le quart de la population canadienne est prête à le suivre, ainsi que je crois, je doute que le Canada soit disposé de plein gré et dans une proportion majoritaire à se faire enfoncer dans la gorge sa vision ultraconservatrice du monde.
Bien qu'il ne faille pas écarter complètement la filière linguistique, la lutte sera plutôt faite pour des raisons humanitaires. Les francophones hors Québec sont d'avis, je pense, qu'il est urgent d'agir. À eux et aux autres Canadiens progressistes de choisir le véhicule le plus apte à la tâche, soit le Parti libéral ou le Nouveau Parti démocratique ou un tout nouveau parti s'il le faut. Si à la fin les francophones du pays sortent gagnants de l'engagement, ils recueilleront l'avantage additionnel de voir leur langue et leur culture survivre plus longtemps.
Comment diable a-t-on fait, se demande la majorité des Canadiens, pour élire un tel homme? Il y a, j'espère, dans mes élucubrations un embryon de réponse à cette question lancinante. Ce qui est clair, Harper n'a cure du bilinguisme ni de se mettre à dos le Québec. Au contraire, il fait tout pour se l'aliéner. Et pourtant, il y a fort à parier qu'il serait le dernier à lésiner, le temps venu, sur les moyens à prendre pour empêcher la mise en oeuvre de l'indépendance du Québec advenant un vote favorable. Et ce, au nom de l'unité de la nation canadienne alors qu'il s'acharne à la diviser à tour de bras. Par ses agissements, il pousse les Québécois vers la sortie tout en se préparant à les retenir de force afin de ne pas compromettre l'unité du pays. Cherchez la logique ou le paradoxe.
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Elmer Smith - Franco-ontarien et juge à la retraite de la Cour suprême de l'Ontario
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