Le devoir de philo

George W. Bush a trahi son «philosophe», Jésus

Le professeur émérite de science politique Louis Balthazar, qui a été jésuite, s'est déjà exprimé sur le sujet au moment de la prise du pouvoir de Bush.

Nouvel Ordre mondial

Jésus est-il un «philosophe», comme l'a prétendu George W. Bush en 2000? Peut-on dire que ce dernier, dans sa politique, a suivi les enseignements du Christ? Quelle politique découlerait de la «philosophie» de Jésus? Le professeur émérite de science politique Louis Balthazar, qui a été jésuite, s'est déjà exprimé sur le sujet au moment de la prise du pouvoir de Bush. À un an presque jour pour jour du départ de la Maison-Blanche du président texan, nous reprenons la question avec ce professeur émérite, par ailleurs spécialiste de la politique américaine.

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«Jésus»: lors de la campagne de 2000, c'est la réponse que George W. Bush a donnée lorsqu'on lui a demandé quel était son philosophe préféré. Ça vous a surpris et ça vous surprend toujours, je crois?
Louis Balthazar. Oui. J'arrive mal à voir en quoi les politiques de Bush se sont inspirées de l'Évangile chrétien, même s'il se réfère constamment à Dieu et à la religion chrétienne. Je ne vois guère plus d'inspiration évangélique dans les consignes politiques de plusieurs parmi ceux qui s'affublent du qualitatif d'évangéliques aux États-Unis quand ils défendent sans examen le recours à la guerre, s'en prennent aux institutions internationales et s'opposent au contrôle des armes à feu dans leur pays.
LD. Un programme politique peut-il être véritablement inspiré des Évangiles?
LB. Inspiré? Je le crois, à condition de comprendre l'Évangile comme une semence qui doit porter fruit, comme un message qui se situe dans le temps, qui doit nécessairement s'adapter aux époques, aux nations, un message qu'il faut sans cesse redire, reformuler dans des langages nouveaux. Il y a donc lieu de repenser, de réinterpréter le message évangélique. La tradition de l'Église, si féconde soit-elle, n'a pas épuisé les explications qu'on peut lui apporter.
LD. Le propos de Jésus est pourtant si peu politique.
LB. En tout cas, il n'est pas venu faire de la politique. C'est très clair. Il a constamment refusé de jouer le rôle que plusieurs voulaient lui faire jouer à son époque, celui de libérateur ou de restaurateur du royaume d'Israël. Ses disciples eux-mêmes revenaient souvent là-dessus et, toujours, Jésus leur répondait à peu près ce qu'il a répondu à Ponce Pilate: «Mon royaume n'est pas de ce monde» (Jn 18, 36). Il appert cependant que ce royaume est déjà dans le monde. En effet, Jésus dit encore: «Le règne de Dieu est déjà parmi vous» (Lc 17, 21). Il faut en conclure que, d'une certaine façon, ce règne de Dieu se réalise dans la vie politique et sociale comme dans des vies individuelles.
LD. Ne peut-on pas dire que ceux qui s'en réclament en politique, Bush au premier chef, le trahissent?
LB. En quelque sorte. Même si le message évangélique peut être agissant dans la politique comme ailleurs, Jésus refuse péremptoirement d'utiliser la politique pour le réaliser. C'est énoncé d'une manière simple et limpide dans la fameuse réponse faite aux pharisiens au sujet de l'impôt que prélevaient les Romains: «Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu» (Mc 12, 17; Lc 20, 25). C'est là déjà le principe de la séparation de l'Église et de l'État que l'Église romaine mettra tant de temps à assimiler et à mettre en pratique. Cela signifie que le pouvoir politique commet une usurpation s'il s'arroge le droit d'agir sur les consciences, s'il cherche à se servir de la religion pour se légitimer. Cela veut dire aussi que l'Église n'est pas fidèle à sa mission si elle se présente comme un pouvoir politique.
Individualisme et communauté
LD. En revanche, vous croyez qu'il est possible encore aujourd'hui de dégager de l'enseignement de Jésus des principes pouvant guider une action.
LB. Je le crois. Entre autres choses, en matière de respect des personnes, de solidarité sociale, d'égalité et de liberté des citoyens, de morale publique et même de pratique de la démocratie.
Il y a d'abord dans la révélation chrétienne, surtout dans le Nouveau Testament mais aussi dans l'Ancien, une conception très nette de la responsabilité personnelle. Ce sont des personnes humaines individuelles qui sont appelées au salut, à l'amour de Dieu et du prochain. Déjà, Ézéchiel l'exprimait sans ambages: «Qu'avez-vous à répéter ce dicton sur la terre d'Israël: les pères ont mangé du raisin vert et les dents des fils ont été agacées?» (Ez, 18, 2). Dans l'Évangile, cela devient très clair: chaque disciple est appelé par Jésus individuellement. Chaque personne humaine est conviée à la foi et au salut, indépendamment de ses qualités. Jésus lui-même est tragiquement seul dans son agonie.
La personne humaine, tout unique et autonome qu'elle soit, n'en est pas moins vue comme solidaire des autres, appartenant à une communauté dont elle ne saurait se dissocier. Nous sommes appelés à nous aimer les uns les autres (Jn 13, 34; 15, 12), à nous concevoir comme faisant partie d'un corps mystique: «Si quelqu'un, jouissant des richesses du monde, voit son frère dans la nécessité et lui ferme ses entrailles, comment l'amour de Dieu sera-t-il en lui?» (1 Jn 3, 16-17). Quel message social!
LD. Vous avez déjà écrit que la notion de personne issue du christianisme est plus riche que celle d'individu.
LB. Le mot «individu», que nous employons constamment de nos jours, renvoie souvent à un égocentrisme capricieux et arbitraire. Une «personne» implique la relation nécessaire à l'autre, tout comme les personnes du Père, du Fils et de l'Esprit sont intimement liées dans un seul Dieu. Être une personne, cela veut dire être tout à fait autonome, respectable et responsable, mais cela signifie en même temps se situer par rapport aux autres. Voilà qui réconcilie deux conceptions qu'on oppose souvent l'une à l'autre, celle qui insiste sur nos droits individuels et nos responsabilités personnelles et celle qui insiste sur des droits qui s'exercent collectivement et sur nos responsabilités communautaires. Voilà qui nous permet d'éviter les excès de l'individualisme libéral et ceux du collectivisme, qui ne laisse plus de place aux libertés personnelles. Ainsi, dans l'Évangile, le publicain, la Samaritaine (une étrangère), la femme adultère, le bon larron ont droit à une attention particulière en raison de l'éminente dignité de la personne humaine. Mais le Christ convie aussi à la fraternité, à l'interdépendance, au partage avec les plus petits et les plus humbles.
LD. On dit souvent que la notion moderne d'égalité vient du christianisme.
LB. Pour Jésus en effet, les Samaritains sont sur le même pied que les Judéens, les publicains que les pharisiens, les pauvres que les riches; les derniers seront les premiers. Il n'y a donc pas de discrimination possible entre les personnes en matière de justice sociale. Saint Paul l'affirme péremptoirement: «Il n'y a plus ni Juif, ni Grec; il n'y a plus ni esclave ni homme libre ; il n'y a plus l'homme et la femme; car tous vous n'êtes qu'un en Jésus Christ» (Ga 3, 28).
LD. Dans un essai récent, la philosophe française Myriam Revault d'Allonnes soutient que la politique contemporaine est saisie par un «zèle compatissant à l'égard des démunis, des déshérités, des exclus». On a déjà vu Bill Clinton lancer: «I feel your pain» à un «exclu». La politique de la compassion n'a-t-elle pas sa racine dans les idées chrétiennes, dans le message de Jésus?
LB. Cela me paraît évident, car il ressort encore clairement de l'enseignement de Jésus un parti pris pour les petits, les faibles, les enfants, les pauvres. Du sermon sur la montagne, où Jésus proclame les béatitudes, se dégage ce qu'on appelle parfois aujourd'hui la «discrimination positive», c'est-à-dire une volonté nette de redressement de la situation des plus défavorisés. Il ne suffit pas de dire que le riche et le pauvre, que le puissant et le faible sont égaux devant Dieu, égaux en droit, il faut prendre parti pour les démunis, leur accorder une attention particulière. À quoi bon un système politique s'il ne sert pas à rétablir plus d'égalité réelle entre les humains, à redistribuer les biens, à combattre la pauvreté ?
LD. Sur ce plan, les politiques de George W. Bush, en privilégiant les baisses d'impôt pour les fortunés, par exemple, semblent très loin du message de son «philosophe», Jésus?
LB. Je le crois bien. Le type de libéralisme souvent pratiqué aux États-Unis repose sur une philosophie qui rompt avec la solidarité chrétienne. Selon ce libéralisme, l'être humain doit d'abord être conçu comme tout à fait indépendant des autres et ne devant rien à personne. C'est de là que vient ce slogan souvent répété, surtout chez les républicains: «Il faut remettre l'argent entre les mains des individus qui savent le mieux le faire fructifier.»
LD. Le père Lévesque, fondateur de l'école des sciences sociales de l'Université Laval et personnage clé de la Révolution tranquille, disait: «La liberté aussi vient de Dieu.»
LB. Selon l'Évangile, nous sommes des êtres libres. C'est dans le coeur des êtres humains que se prennent les décisions personnelles, que l'adhésion à la foi est donnée. Jésus ne force jamais personne. Il fait signe, il invite, il regarde... et ses disciples répondent librement. C'est le grand mystère de la gestion divine du monde. C'est là aussi, aux yeux de plusieurs, le grand scandale. Pourquoi un Dieu bon permet-il autant de mal? Question angoissante à laquelle les croyants répondent plutôt gauchement. Un commencement de réponse tient aux libertés dans un monde dont l'harmonie n'est pas prédéterminée par Dieu. L'harmonie du monde est toujours à construire à partir des libertés humaines.
LD. «Freedom» -- comme dans «freedom fries»!-- est un mot clé de la politique américaine. Peut-on faire un lien entre cette conception de la liberté que vous tirez des évangiles et les politiques de Bush?
LB. Pas vraiment, car ce «freedom of the individuals», qui revient si souvent dans le discours américain, est souvent compris comme étant dénué de toute obligation de solidarité.
Démocratie
LD. Je vous ai déjà entendu, dans un cours, dire ceci: bien que Jésus n'ait jamais prononcé le mot «démocratie», son message ouvre la voie à une conception démocratique de la société.
LB. Jésus et ses disciples n'ont pas entrepris une révolution démocratique, on n'a pas lancé d'appel au peuple, on n'a pas organisé d'élections. Bien avant eux, les Grecs avaient inventé une démocratie limitée. Il semble bien cependant que l'atmosphère qui régnait chez les premiers chrétiens était tout empreinte de fraternité et de communautarisme. Il est surtout évident que l'éminente dignité des personnes humaines, dont chacune est appelée à devenir un dépositaire de la grâce divine, entraîne un grand respect des décisions individuelles, une confiance délibérée dans les multiples potentialités de tous et de chacun. C'est sur cette confiance que repose l'ordre démocratique moderne.
LD. Enfin, pourquoi la religion -- on le voit encore dans les primaires -- a-t-elle toujours tant d'importance en politique américaine?
LB. À mon avis, cela tient d'abord essentiellement au fait que la religion a presque toujours été identifiée à la liberté dans l'histoire des États-Unis. Même les puritains, qui ont abordé les côtes de la Nouvelle-Angleterre en 1620, cherchaient à échapper à l'intolérance religieuse qui prévalait en Europe. Il faut dire qu'ils sont devenus eux-mêmes passablement répressifs par la suite, mais la Constitution de 1787 et surtout le Bill of Rights qui a suivi ont établi définitivement la liberté de religion. Tandis que la pratique religieuse ailleurs est le plus souvent associée à la contrainte, aux États-Unis, elle évoque la liberté.
Il existe aussi dans ce pays un moralisme très puissant qui a tendance à faire usage de la religion, notamment d'une interprétation littérale et absurde des textes bibliques, pour consolider des pouvoirs et des pratiques qui leur sont associées. C'est là, à mon avis, une déviation vers une conception magique ayant peu à voir avec le véritable message évangélique.
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