Europe sociale et démocrate : pschit !

Chronique de José Fontaine

Il y a septante ans, le 10 mai 1940 – c’était hier – les armées allemandes se ruaient sur la Hollande, la Belgique et le Luxembourg et, dès le passage de la Meuse à Sedan et Dinant (13 et 14 mai), le sort en était jeté : Hitler gagnait la première manche de la Deuxième guerre mondiale.
La victoire nazie n'était pas inévitable
La jeunesse européenne est sans doute loin de tout cela, mais on a pu voir à toutes les chaînes de télévision, les images d’actualités de ces sombres années mises en couleurs (alors qu'elles n'existaient qu'en noir et blanc), sous le titre Apocalypse. J’avoue que je regrettais que l’on fasse tout un plat de cette prouesse technique (mais il est vrai que mes étudiants m’en parlent tout le temps). Dans la mesure où, sans doute, la plus importante leçon de cette guerre, c’était que l’armée allemande n’était pas aussi forte que l’on s’est plu à le dire. Les spécialistes montrent maintenant que les armées alliées à l’ouest (Français, Anglais et Belges), étaient techniquement plus perfectionnées que celles des Allemands. Leur emploi ne fut pas judicieux et la France connut la défaite la plus humiliante de son histoire, mais elle n’était pas courue d’avance et Marc Bloch en historien perspicace, en soldat français désespéré, le comprit immédiatement dans des feuillets qu’il écrivit de juillet à septembre 1940 L’étrange défaite (consultable sur la toile). En Belgique aussi, quoique plus tardivement, le Professeur Henri Bernard, de l’Ecole Royale militaire mit l’accent sur les insuffisances des élites belges, leur peu d’esprit de résistance face aux idées incarnées par Hitler. Il souligne par exemple – fait peu connu – qu’une cinquantaine d’hommes de la 1ère Division de chasseurs ardennais réussit à arrêter pendant toute une journée l’ensemble des divisions blindés allemandes le 10 mai. Finalement le commandement allemand fut obligé, pour passer outre, d’employer contre cette poignée de soldats wallons, cependant dépourvus d’armes lourdes et même d’armes antichars, 3000 hommes, des avions et un groupe d’artillerie. Cette compagnie de chasseurs ardennais auraient dû se replier, mais l’ordre du retrait ne lui parvint pas. C’était au village de Bodange au nord de la frontière entre la Wallonie et le Grand-Duché. Si 50 hommes presque désarmés ont pu faire cela, on peut imaginer que les 17.000 hommes de la Division avec leurs armes antichars, leur artillerie auraient renversé le cours de la guerre. (2)
Une Europe d'abord sociale et démocratique
L’Europe de Schuman, d’Adenauer et même du général de Gaulle a été faite pour que ne se reproduise pas un affrontement guerrier tel que celui de 1940 dont l’histoire de Bodange dit en somme que les deux adversaires devaient connaître la défaite. Cette Europe des deux décennies d’après la guerre avait, avec les USA, établi un système de parité fixe entre les monnaies, installé un contrôle des changes. Et dans ce système rigoureusement régulé, on vit croître les allocations de la Sécurité sociale, parfois plus vite que les PIB de certains pays, la Belgique notamment. J’ai un ami, économiste au syndicat agricole wallon, qui n’évolue certainement pas dans un milieu d’extrême-gauche, profondément perturbé par la dérégulation qui suivit la chute du Mur de Berlin. Il est possible que l’Europe du progrès social, de la Sécurité d’existence pour tous, de la démocratie est en train de s’écrouler sous nos yeux parce qu’elle ne doit plus combattre le système soviétique qui – eût-il été même pire qu’il ne le fut – représentait un modèle concurrent pour le libéralisme pur et dur. Et avec lequel il fallait rivaliser pour détourner la population européenne de son attrait.
Les marchés se substituent à la souveraineté populaire
Nous voyons les marchés s’emparer de la gouverne de l’Europe puisque c’est maintenant, non pour dépasser la guerre entre les peuples, mais pour lutter contre les spéculateurs en bourse, que s’assemblent les dirigeants des nations européennes et, mine de rien, du reste du monde. On a dit que l’inspirateur de l’Europe, le Français Jean Monet n’aimait pas beaucoup la démocratie. En tout cas, le système européen que l’on voit se mettre en place a de moins en moins de rapports avec cet idéal politique qui met en avant les seules aspirations de l’universalité des êtres humains. Or l'Europe de l'Argent ne se soucie plus de l’accord que les hommes trouvent entre eux à travers le débat sur les arguments meilleurs à mettre en avant en vue de l’entente. Dans Le Monde du 12 mai dernier , Jean-Luc Mélenchon citait des calculs de la Commission européenne établissant que la part des salaires dans l’ensemble de l’économie française était passée de 66,5% en 1982 à 57,2% en 2006. Mais les salariés de 1982 représentaient 84 % de la population active alors qu’ils représentent aujourd’hui 92 % de celle-ci. Mélenchon écrit : « C’est précisément parce que la révolution néolibérale a permis pendant tout ce temps au capital d’accroître sa ponction sur les salariés au fur et à mesure qu’ils produisaient davantage et moins cher ! » (Le Monde, 12 mai, p.20) (2). J’ai un ami économiste qui a calculé que la fameuse « plus-value » marxienne n’avait jamais été aussi faible qu’en 1981. Et il se fait que cette année-là – je ne suis pas près de l‘oublier – j’avais assisté à un mariage où l’on rencontrait bien des membres de ce qu’il est convenu d’appeler la haute bourgeoisie. La discussion politique ou économique a occupé à maintes reprises les convives . Je n’entendis qu’une seule chose : les salaires étaient trop élevés. Tout était là. Il m’est arrivé très souvent de constater cet accord entre la vie la plus quotidienne et la plus réelle et la critique socialiste pour que je doute de sa pertinence. A laquelle pourtant, plus personne ne croit plus. Pas plus qu’à la démocratie.
Mais sans elle, aucun avenir humain n'est possible.
(1) Lire le bref article sur le combat de Bodange avec un lien vers un article plus détaillé
(2) D’autres chiffres retrouvés dans les archives de ma revue (voyez le tableau) ou publiés récemment confirment cette vraie exploitation des salariés (voyez le dernier paragraphe)

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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