par Denis MacShane - La conquête de sièges parlementaires par les extrémistes constitue le plus grand bouleversement sur le continent depuis la disparition du communisme. Cet article a été publié dans l'hebdomadaire américain Newsweek le 24 septembre.
La Suède a dévoilé ce que sera l'avenir de l'Europe, et ce n'est pas la première fois. Depuis des décennies, la Suède, en pointe, a défini un modèle, mélange de libre-échange et de solidarité sociale, qui est devenu l'idéal européen. Il ne l'est plus. Ce mois-ci, lors d'un scrutin, les électeurs suédois ont rejoint leur voisins européens moins doués en tournant le dos à la politique traditionnelle, celle qui oscille entre des partis plaidant pour le libre-échange, et d'autres de centre-gauche réclamant plus de solidarité- mais sans aller plus loin. Aujourd'hui, même les solides Suédois ont conduit au Parlement un bloc d'hommes politiques qui ne sont obsédés que par un seul thème : la perte supposée de l'identité nationale. Ils sont fâchés avec les immigrés et les étrangers qui menacent, selon eux, l'identité suédoise.
Une nouvelle manière de faire de la politique arrive donc en Europe. Il y a une décennie, les extrémistes étaient encore tenus à l'écart, se contentant de défiler lors de manifestations. Ils sont maintenant une force parlementaire qui commence à influencer le langage et le comportement des autres partis. La politique binaire divisée entre une droite chrétienne démocrate et une social-démocratie de gauche, avec peu d'espace pour les partis libéraux classiques, n'existe plus. La plus grande région démocratique du monde, qui compte 46 Etats-nations regroupés au sein du Conseil de l'Europe, accouche d'une politique centrifuge, où l'identité remplace la classe. Pas un seul parti, pas une seule formation politique, ne peut prendre le contrôle d'un Etat et gouverner sur la base d'un programme recueillant l'adhésion d'une majorité d'électeurs. Même en Grande-Bretagne, il est nécessaire de former une coalition pour obtenir la majorité à l'Assemblée. La Belgique et les Pays-Bas n'ont quant à eux toujours pas formé de gouvernement, des mois après des élections qui n'ont donné aucun résultat concluant.
L'Europe d'après-guerre devait composer avec à la fois un adversaire et un ami de taille pour produire une unité politique, même si les grands partis se disputaient au sujet des priorités.
Les sociaux-démocrates et les chrétiens-démocrates étaient unis contre le soviétisme et les partis communistes dérivant de Moscou. Les Etats-Unis se sont alliés avec la droite et la gauche modérées pour créer l'Otan, ont soutenu l'abolition des nationalismes avec la création de l'Union européenne et ont sevré les Européens du protectionnisme économique, en le remplaçant par le libre-échange et les marchés concurrents.
Aujourd'hui, l'Europe ne doit plus faire face à une menace globale, en dépit des efforts déployés par une droite islamophobe présentant les musulmans comme une force étrangère qui doit être combattue et contenue. Et les Etats-Unis n'inspirent plus personne. Les présidents George W. Bush et Barack Obama se sont embourbés dans leurs guerres respectives en Irak et en Afghanistan, des conflits qu'ont désertés les Européens, inquiets. Le libre-échange américain est tenu pour responsable de la récession et de la crise bancaire. Même le ministre britannique du Commerce du nouveau gouvernement conservateur de David Cameron, Vince Cable, s'en est pris violemment aux démons du capitalisme et au "monde obscur" des entreprises lors d'une conférence de son parti ce mois-ci à Liverpool.
Parce qu'elle n'a pas d'adversaire commun, et parce qu'elle ne reconnaît pas la priorité écrasante que constitue l'Alliance atlantique, la politique en Europe perd ses amarres. La politique de la "Gemeinschaft" (communauté) est remplacée par celle de la "Gesellschaft" (société). De nouvelles communautés de vrais croyants se forment à travers l'Europe. Ceux qui considèrent comme des ennemis nationaux les immigrés – ou l'énergie nucléaire, l'Union européenne, les musulmans, les juifs, l'économie de marché ou les Etats-Unis – s'unissent dans de nouvelles communautés politiques, toutes nuisibles pour la société. Gouverner une société nécessite de faire des compromis et d'établir des priorités. L'impulsion dominante de cette nouvelle politique identitaire est au contraire de rejeter, de crier "Non!"
La Suède doit maintenant vivre avec un parti nationaliste et identitaire menaçant, les Démocrates de Suède, qui compte 20 membres au Riksdag, le Parlement. Bien que portant un nom avenant, les Démocrates de Suède sont anti-immigration et anti-islam, et appellent à des solutions autoritaires pour résoudre la crise sociale qui s'étend en Suède. Le chômage y atteint 9 %, après quatre ans d'une coalition de centre-droit dirigée par Frederik Reinfeldt. Mais un fort taux de chômage ne va pas forcément de pair avec un virage à gauche. Les sociaux-démocrates suédois ont vu leur nombre de voix s'effondrer à 30% - le taux le plus bas en un siècle- et n'avaient jamais encore perdu deux élections à la suite.
Les discussions qui ont eu lieu entre les sociaux-démocrates sont typiques du désordre qui règne au sein de la gauche en Europe. Les leaders des partis suédois ont commencé par se parler à eux-mêmes, croyant en leur propre rhétorique, alors qu'il était évident que de moins en moins d'électeurs y croyaient. Traditionnellement, le parti était foncièrement anti-communiste et pro-industrie, mais il a ensuite dévié vers une gauche floue, menée par Mona Sahlin, pur produit des féministes de gauche des années 1970. Le parti s'est allié à un parti d'extrême gauche et aux Verts, et a présenté un programme plaidant pour plus d'impôts et davantage de dépenses publiques. Ces mesures ont été massivement rejetées par les électeurs. Les classes moyennes ont soutenu les baisses d'impôts que proposait le centre-droit. Beaucoup d'ouvriers, bien que de moins en moins nombreux en Suède, se sont tournés vers les Démocrates de l'extrême droite.
La décomposition des partis centristes dirigeants a été précipitée par le système électoral, basé sur une théorie du 19e siècle, de la représentation proportionnelle, qui permet même aux petits partis de gagner des sièges dans les parlements. Ce système empêche maintenant l'émergence de tout gouvernement cohérent en Europe. Chaque mouvement ou groupe peut créer son propre parti pour maintenir une unité électorale. Avec la représentation proportionnelle, les partis nationalistes et anti-immigration ont progressé dans les parlements nationaux lors des récentes élections. Des partis comme le Jobbik, qui se qualifie également comme le "Mouvement pour une meilleure Hongrie", sont antisémites. La droite nationaliste en Europe de l'est cherche à minimiser l'holocauste en comparant les crimes du communisme européen à l'extermination à l'échelle industrielle des juifs dans les camps de la mort nazis.
Le soutien des électeurs à l'extrême droite en Europe ne peut plus être considéré comme un phénomène marginal, spécifique à un pays. La plus grande région démocratique du monde est maintenant le terreau de l'extrême droite. Lors des dernières élections, l'extrême droite a totalisé 11,9% en France (Front National), 8,3% en Italie (Ligue du Nord), 15,5% aux Pays-Bas (Parti pour la liberté néerlandais de Geert Wilder), 28,9% en Suisse (Parti du peuple Suisse), 16,7% en Hongrie (Jobbik) et 22,9% en Norvège (le Parti du progrès). Des partis significatifs existent aussi en Belgique, en Lettonie, en Slovaquie et en Slovénie. La plupart de ces formations ont pris de l'importance depuis 2000, ou n'existaient même pas il y a dix ans. Le soutien des électeurs a considérablement réduit la portée des partis traditionnels et a érodé la confiance des formations dominantes d'après-guerre.
Cette nouvelle forme de politique ne peut pas pour autant être mise en quarantaine. En France, Nicolas Sarkozy, cherchant à donner un élan populiste à sa politique déclinante, a lancé une campagne de vives critiques et d'expulsions forcées à l'égard de la minorité rom. La grossièreté de ce procédé - viser une minorité ethnique pour l'expulser - a choqué jusque parmi les soutiens de Sarkozy. Une commissaire européenne, la luxembourgeoise Viviane Reding, a comparé l'expulsion des Roms par Sarkozy à celle des juifs pendant la Seconde guerre mondiale, et a pratiquement traité Sarkozy de nazi, ce que le président français, en colère, a vivement réfuté. Mais le spectacle d'un centriste tel que Sarkozy se rapprochant de l'extrême droite n'est en aucun cas un signe avant-coureur. Les sociaux-démocrates allemands, un parti traditionnel du centre-gauche, jouent sur les mêmes peurs en accusant la chancelière Angela Merkel d'échouer à accélérer l'intégration obligatoire des immigrés. Même la coalition du nouveau gouvernement britannique, qui n'est ni raciste, ni extrémiste, a imposé une limite drastique au nombre d'étrangers autorisés à travailler en Grande-Bretagne. En dépit des cris d'orfraie poussés par les employeurs, qu'un protectionnisme si manifeste inquiète, David Cameron doit donner un os anti-immigrés à ronger aux électeurs qui ont envoyé l'an dernier deux membres du British National Party au Parlement européen.
Le déclin des partis dirigeants sape le projet européen dans son ensemble. Après avoir passé une décennie à se tourmenter et à être aux petits soins pour sa Constitution, Bruxelles ne dispose d'aucune réponse pour faire face à la lente désintégration des partis politiques nationaux. Le projet de construire une Europe unie nécessite des partis politiques soutenus par une majorité de personnes, qui seraient favorables à l'octroi de plus grands pouvoirs à l'élite de l'Union européenne. Celle-ci devra de son côté exiger un plus grand respect.
La classe gouvernante de Bruxelles, passive et tournée vers elle-même, régule une économie régionale faible qui compte maintenant 23 millions de chômeurs et n'a pas de plan d'attaque. Aucun commissaire ne perd jamais son emploi, même s'il est incompétent. L'Europe a maintenant trois présidents- un pour la Commission, un pour le Conseil et un pour le Parlement- mais pas de gouvernement.
L'absence de gouvernement européen créé une brèche pour l'extrême droite, habituée à exploiter le ressentiment engendré par le déclin économique. Lorsque la croissance européenne était forte dans les années 1960, les travailleurs étrangers étaient perçus comme une valeur ajoutée pour les économies nationales, mais on leur reproche maintenant de voler les emplois. Et on accuse les frontières de l'Europe, ouvertes depuis peu, de permettre l'entrée des étrangers. Les partis droitisants continuent l'offensive. Les communautés régionales telles que les Catalans, les Flamands, ou les nationalistes écossais, ne veulent plus faire partie de l'Espagne, de la Belgique ou du Royaume-Uni. Le rêve d'un libéralisme social et économique commun à toute l'Europe écrasant les vieux atavismes d'une politique nationaliste est en stand-by.
Les électeurs à la recherche d'une communauté et d'une identité façonnent une nouvelle politique en Europe. Ceux qui pensent que la nouvelle droite populiste renvoie la politique au fascisme d'avant-guerre sont trop alarmistes.
La démocratie européenne demeure forte, peut-être trop forte, tandis que les partis politiques se fragmentent et que le vacarme des voix concurrentes se fait de plus en plus entendre. Le mythe de l'"Eurabie", ou la prise de contrôle de l'Europe par les musulmans, reste un mythe pour ces mêmes raisons. La majorité des 20 millions de musulmans d'Europe aspire à s'intégrer et à partager le mode de vie des classes moyennes européennes, et tandis que leur nombre croît, ils ne sont en position, dans aucun pays, de devenir autre chose qu'une petite communauté minoritaire. Ce dont l'Europe a besoin, c'est d'un gouvernement confiant en mesure d'unir les communautés qui se déchirent derrière un projet capable de dire autre chose que non.
par Denis MacShane
Traduction : Bérénice Rocfort-Giovanni
Pour profiter des nombreux liens, lire la version originale.
Lire [la version américaine de l'article->30103]
[DANS NEWSWEEK]
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