COMPTE-RENDU - C’était le thème d’une table ronde qui s’est tenu ce week-end au château de Tocqueville, à laquelle ont participé les essayistes Malika Sorel, Mathieu Bôck-Côté, Hakim El Karoui et Shadi Hamid.
Lors des Conversations Tocqueville qui se sont tenues ce week-end dans le château normand de l’auteur de De la Démocratie en Amérique, une table-ronde particulièrement stimulante portait sur le fondamentalisme religieux et le danger sur celui-ci fait peser sur les démocraties libérales. Fondées sur la séparation entre pouvoir politique et pouvoir religieux, l’égalité hommes-femmes et la liberté de conscience, jusqu’où les démocraties doivent-elles accepter l’existence sur leurs sols de mœurs dérogeant à ces valeurs ? En d’autres termes, brûlants, tels qu’on les voit s’exposer régulièrement dans des polémiques médiatiques, : est-ce à la démocratie de s’accommoder de l’islam, ou à l’islam de s’adapter à la démocratie ?
L’islamologue Gilles Kepel, dans un propos introductif, a retracé la ligne de crête qu’il fallait tenir, entre d’une part une position excusiste qui considère que l’islam n’a rien à voir avec le djihadisme, qu’il ne serait qu’une révolte repeinte en verte, dont les causes sont à chercher dans la marginalisation économique et la ghettoïsation sociale, et une position essentialiste, qui considère que la spécificité de l’islam conduit nécessairement ses fidèles à la violence. « Il faut marcher sur deux jambes », dit l’auteur de Terreur dans l’Hexagone, qui a rappelé que le monde musulman est lui-même très fracturé.
Le sociologue Mathieu Bock-Côté, farouche défenseur de l’identité québécoise dans le Canada multiculturel, a abordé la question sur l’angle de la diversité. « Il faut reconnaître le droit des sociétés occidentales à la continuité historique », a-t-il martelé, tout en précisant que cela ne signifiait pas la « congélation mentale ». Selon lui, les démocraties occidentales ne peuvent se contenter d’une définition aseptisée de l’identité, fondée uniquement sur les droits de l’homme et le respect des libertés, sans quoi, il n’y aurait plus de différence entre la France, la nouvelle Zélande et le Québec. Elles doivent assumer une dimension plus substantielle, fondée sur une épaisseur historique, des mœurs et un imaginaire spécifiques. Il a fustigé « l’inversion du devoir d’intégration » qui régit désormais la relation entre autochtones et nouveaux arrivants, et acté de la nécessité de « prendre au sérieux la peur de devenir étranger chez soi » qui en est la conséquence.
Ne pas prendre la partie pour le tout
Un propos dont ne pouvait se sentir plus éloigné Shadi Hamid, universitaire auteur de Islamic Exceptionalism, qui lui vante les mérites du multiculturalisme. D’après lui, il n’existe aucune contradiction entre l’islam et la démocratie, même si l’islam a pour spécificité de résister à la sécularisation et continue à porter une dimension publique, voire politique. « La démocratie, c’est le reflet des préférences publiques, y compris celles qui nous déplaisent en tant qu’Occidentaux. Il nous faut respecter des vues différentes, même celles qui nous paraissent effrayantes. On permet bien aux partis d’extrême droite d’exister. » On doit donc, selon lui, permettre aussi aux islamistes d’exister politiquement. « Si les taux d’immigration continuent, la Suède sera bientôt à 20% de musulmans. Ce n’est pas réaliste de leur demander de se séculariser. On ne peut pas les exclure. Il faut donc trouver un moyen pour les musulmans suédois d’être à la fois suédois et musulmans. On ne peut pas demander aux musulmans occidentaux de choisir entre deux identités. Il n’y a pas d’autre alternative que d’accepter l’islam dans nos démocraties ». Voilà qui fait bondir Malika Sorel, pour qui la « politique du fait accompli » est bien le contraire de la démocratie. Citant Tocqueville : « Le mahométisme est la religion qui a le plus complètement emmêlé les deux puissances, le politique et le religieux » , l’essayiste s’est lancée dans un vibrant plaidoyer pour l’intégration, qui ne peut être selon elle n’être qu’un « choix individuel et affectif », qui ne saurait s’appliquer aux masses.
Auteur d’une stimulante étude sur l’islam de France, l’essayiste Hakim El Karoui a lui rappelé que l’essentialisme en matière d’islam est toujours risqué et prit soin de dissocier les faits des représentations parfois fantasmées : « Quand on interroge les Français, ils disent qu’il y a 20 millions de musulmans. En réalité, ils sont six millions, 8% de la population. On a l’image des musulmans dans les quartiers populaires, avec des casquettes à l’envers et des djellabas. Or, 30% seulement d’entre eux vivent dans les quartiers populaires. Beaucoup ont réussi ! » Citant les chiffres de l’enquête qu’il a menée pour l’Institut Montaigne, il a rappelé que 20% des musulmans français sont en train de sortir de la religion, soit deux fois plus que ceux qui se convertissent. « 30% sont des croyants pratiquants conservateurs. Un dernier quart, avec beaucoup de jeunes, utilise en effet la religion pour manifester une sécession. Mais ne prenons pas la partie pour le tout ! », a-t-il martelé, insistant sur la nécessité de s’appuyer sur les musulmans modérés qui constituent la majorité silencieuse. Il plaide pour un islam français, détaché des influences étrangères et portée par des voix mesurées, et craint que la réduction systématique de l’islam à l’islamisme ne serve les plus radicaux.
Le débat fut courtois, nuancé, exempt de démagogie et de précautions oratoires superflues. Il touchait à l’une des questions les plus brûlantes qui se pose à l’Occident. Les intervenants tentaient de répondre à ce paradoxe, formulé par le philosophe polonais Kolakowki : jusqu’où l’universalisme, qui fait au fond la spécificité de la culture occidentale, de par le double héritage du christianisme et des Lumières, peut-il s’ouvrir à la diversité sans renier ses fondements ? Le philosophe prévenait : « L’universalisme culturel se nie s’il est généreux au point de méconnaître la différence entre l’universalisme et l’exclusivisme, entre la tolérance et l’intolérance il se nie, si, pour ne pas tomber dans la tentation de la barbarie, il donne aux autres le droit d’être barbares. »