50 ans de la Délégation du Québec à Paris

Devoir de mémoire, de reconnaissance, de persistance

En instituant cette Délégation, le Québec, État non souverain, instituait du même coup des relations directes, de gouvernement à gouvernement, avec la France, État souverain. On a tendance à l'oublier aujourd'hui, mais c'était là une innovation considérable, un précédent de taille.

Il y a 50 ans, le Québec à Paris



Nous publions le discours que prononcera M. Gérin-Lajoie ce soir dans le cadre des célébrations entourant la Délégation
Vous imaginez facilement qu'à l'âge où j'en suis, j'ai une multitude de souvenirs. Mais, hélas, avec le passage du temps, ils ne sont pas tous aussi nets, aussi marqués, les uns que les autres. Certains, encore présents, s'estompent tranquillement. Par contre, d'autres restent ineffaçables.
C'est le cas de l'événement qui s'est produit, il y a cinquante ans, et que nous sommes réunis aujourd'hui pour célébrer comme il convient: l'inauguration de la Délégation générale du Québec en France en octobre 1961. De la «Maison du Québec» à Paris, disions-nous familièrement à l'époque.
Plusieurs représentants du Québec, dont le premier ministre Jean Lesage et un bon nombre de ses collègues (j'en faisais moi-même partie), étaient présents sur place, en compagnie de personnalités du gouvernement français, de nombreux conseillers, de représentants du gouvernement fédéral et de plusieurs journalistes. Je n'aurais jamais pensé alors que, cinquante ans plus tard, je participerais à la fête d'aujourd'hui. Comme quoi on ne sait jamais ce que l'avenir nous réserve.
L'avenir justement, celui de notre Délégation générale, s'est révélé plein de surprises heureuses et fertiles en développements dont nous ne pouvions pas prévoir la variété ni l'ampleur. Pour utiliser une terminologie contemporaine, je dirais que notre Délégation a été un investissement éminemment rentable. Un investissement dans le sens le plus noble du terme, car il a ouvert au Québec des horizons qui seraient sans doute restés fermés autrement.
Un précédent de taille
En instituant cette Délégation, le Québec, État non souverain, instituait du même coup des relations directes, de gouvernement à gouvernement, avec la France, État souverain. On a tendance à l'oublier aujourd'hui, mais c'était là une innovation considérable, un précédent de taille. Une nouveauté qui ne serait jamais survenue sans la compréhension, je dirais même la complicité active, de la France et, surtout, de son président, le général de Gaulle.
Le général avait senti, et son ministre André Malraux aussi, que les Québécois étaient désireux de s'ouvrir au monde. [...] entre le Québec et l'extérieur, il n'existait pas de relations d'État à État. Pour que cela se produise, il fallait qu'un autre pays soit disposé à créer un précédent, malgré les obstacles prévisibles, certains juridiques, d'autres politiques. Seule la France, avec qui les Québécois avaient tant d'affinités historiques et culturelles, pouvait jouer ce rôle et participer d'une manière originale à cet épanouissement du Québec.
Il fallait aussi que, du côté québécois, plus précisément au niveau du gouvernement, on soit prêt à agir. C'était le cas, même si, je dois le rappeler, on s'inquiétait dans certains milieux des difficultés possibles et, surtout, des dépenses qu'il faudrait encourir. Car, pour la première fois, une «province» établirait des relations directes avec un pays étranger. Toute une entreprise! [...]
Devoir de mémoire
En évoquant ces faits d'une manière forcément sommaire, je ne fais que m'acquitter, au nom de nous tous ici présents et au nom de tous les Québécois, d'un devoir naturel de mémoire.
Un devoir de mémoire qui doit s'accompagner d'un devoir de reconnaissance envers les personnalités politiques et les fonctionnaires, tant français que québécois, qui ont su faire fructifier l'investissement de 1961 en déployant imagination et détermination. Car [...] l'établissement de notre Délégation générale en France a donné naissance à une série de programmes et d'initiatives dont on osait à peine rêver au début. [...] Je [veux ici] rappeler trois développements.
Le premier à me venir à l'esprit est la croissance phénoménale des échanges France-Québec en éducation, puis, peu après, en culture. Ce fut en quelque sorte notre chantier de départ, celui qui s'imposait de toute évidence. À l'époque, au début de nos réformes en éducation, les lacunes du Québec en matière d'enseignement et de recherche étaient importantes. Nous avions besoin d'aide, mais d'une aide qui serait réciproque, établie sur une base d'égalité puisque, malgré nos besoins, nous pouvions nous aussi, sur certains plans, aider. Le pays tout désigné pour ce genre d'entreprise était évidemment la France qui, je le répète, a tout de suite été une sorte de complice du Québec.
C'est en effet la France qui fit que le Québec, vers la fin des années 1960, fut invité à se représenter lui-même, sans intermédiaire, au sein de conférences de pays francophones sur l'éducation. Cette avancée conduisit à la création de l'Agence de coopération culturelle et technique et, de là, à la mise sur pied du Sommet des pays francophones. [...]
La place du Québec
Je ne raconte pas l'histoire de cette progression dans l'organisation politique et structurelle de la francophonie, sauf pour rappeler qu'en ce qui concerne le Québec, elle ne se réalisa pas sans heurts ni conflits avec le gouvernement fédéral. Car — ce souvenir me tient particulièrement à coeur — en avril 1965, devant le corps consulaire de Montréal, j'avais exprimé la détermination du Québec de prendre dans le monde contemporain la place qui lui revient et insisté sur la capacité juridique du Québec d'exercer au plan international les compétences constitutionnelles que lui reconnaît la Constitution canadienne.
Cette prise de position de Jean Lesage souleva l'étonnement, voire la consternation dans les milieux fédéraux, dont les vues sur le sujet étaient, disons, inspirées d'une conception beaucoup plus conservatrice et traditionnelle des relations internationales. Il s'ensuivit des frictions qui firent la manchette des médias, mais cette idée du «prolongement externe des compétences québécoises internes», révolutionnaire à l'époque, a été acceptée et défendue non seulement par le gouvernement auquel j'appartenais alors, premier ministre en tête, mais par tous les gouvernements québécois depuis 1965. Je me permets de considérer aussi cette continuité comme un autre développement digne de mention.
Parler en son nom propre
Ce qui m'amène à évoquer un troisième devoir, de persistance celui-là. [...] Le monde change sous nos yeux. Les rapports entre États se multiplient et se compliquent. Les domaines sur lesquels on discute et les programmes qu'on met au point touchent toutes les activités humaines, pas seulement économiques. Il serait impensable et irresponsable — ce n'est heureusement pas le cas — que le Québec se contente de gérer l'acquis. Il est devenu pour lui encore plus vital qu'avant de parler en son propre nom et de se représenter lui-même dans les domaines qui relèvent de lui.
On me répondra que les autres provinces n'en font pas autant que lui et qu'il devrait être satisfait de ses réalisations, déjà impressionnantes quand on pense au nombre de ses délégations à l'étranger et à la variété de ses intérêts internationaux. Mais s'impose-t-il de rappeler que le Québec est à maints égards unique? Que sa situation démographique en Amérique du Nord est forcément précaire? Et que, s'il n'y voit pas lui-même, personne d'autre ne défendra spontanément ses intérêts et, encore plus évident, que personne d'autre ne fera la promotion de son identité propre?
Devoir de mémoire, de reconnaissance et de persistance, donc. Trois mots qui résument les sentiments que j'éprouve aujourd'hui, mon regard portant, en raison de mon âge, sur des décennies d'évolution québécoise.
En définitive, c'est l'honneur de ma vie d'avoir été associé de si près à la renaissance et à l'épanouissement de cette nation aujourd'hui ouverte plus que jamais «aux souffles du monde», comme le disait le grand poète de la francophonie Aimé Césaire.
***
Paul Gérin-Lajoie, premier ministre de l'Éducation sous le gouvernement Lesage et président-fondateur de la Fondation Paul Gérin-Lajoie

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