Selon le Sénat américain, la torture, pratiquée encore plus souvent qu’on a bien voulu l’admettre jusqu’ici, n’a en rien aidé à localiser Oussama ben Laden au Pakistan en 2011, pas plus qu’elle n’a permis d’éventer des complots terroristes après le 11-Septembre.
Le « comité sélect du Sénat sur le renseignement » a rendu public mardi un « résumé » de 500 pages d’un rapport qui en compte 6700 (avec les notes) et qui porte sur ce que le gouvernement américain appelait pudiquement les « techniques d’interrogatoire renforcées » à l’époque où il était présidé par George W. Bush.
Ce rapport, qui repose sur l’analyse de masses de documents fournis à contrecoeur par l’agence centrale de renseignement, condamne on ne peut plus sévèrement les pratiques en question, tant sur les plans juridique et moral que du point de vue de leur efficacité.
« Le comité a passé en revue 20 des exemples de “ succès ” le plus souvent mis de l’avant par la CIA pour justifier le recours aux techniques renforcées. Dans chaque cas nous avons trouvé que les prétentions étaient sans fondement », a affirmé la présidente démocrate du comité sénatorial, Dianne Feinstein, dans un communiqué.
En d’autres mots, la CIA est de nouveau accusée d’avoir menti pendant des années au peuple américain, à ses représentants élus et au ministère de la Justice, sur l’efficacité de ses méthodes d’interrogatoire ainsi que sur leur extrême brutalité.
« Ces techniques ont fortement terni la réputation de l’Amérique dans le monde », a déploré le président Obama dans un communiqué publié mardi, promettant de tout faire pour qu’elles ne soient plus jamais utilisées.
« Aucune nation n’est parfaite, mais une des forces de l’Amérique est notre volonté d’affronter ouvertement notre passé, de faire face à nos imperfections, et de changer pour nous améliorer », a-t-il ajouté.
Au moins 39 prisonniers détenus dans le vaste réseau de prisons américaines, surtout dans ces fameuses prisons secrètes de la CIA disséminées aux quatre coins du monde, ont été soumis à des simulations de noyade, à des coups, à l’obligation de garder très longtemps des positions douloureuses, à des privations de sommeil pouvant durer plus d’une semaine, à des menaces (dont celle de s’attaquer aux enfants ou à la mère du détenu). Le rapport sénatorial mentionne également des pratiques dont on avait peu ou pas parlé du tout auparavant, comme l’« irrigation rectale », dans laquelle on peut voir une irrigation très « renforcée » du côlon.
Le rapport cite un courriel interne de la CIA recommandant de ne pas trop informer la Maison-Blanche au sujet des interrogatoires musclés, de peur que le secrétaire d’État Colin Powell ne fasse une colère après avoir pris connaissance des détails.
Le présumé « cerveau » du 11-Septembre, Khalid Sheik Mohammed, aurait été soumis à la simulation de noyade pas moins de 183 fois et il aurait failli en mourir à plusieurs reprises. Les supplices ont commencé dans une prison secrète située dans le nord de la Pologne.
On apprend aussi que la CIA affectait souvent aux interrogatoires des personnes sans autre qualification que leur passé violent et ne se souciait pas toujours de s’adjoindre des traducteurs ou des linguistes compétents, ce qui jette un doute supplémentaire sur la valeur des « renseignements » obtenus.
« On connaissait assez bien les pratiques. Amnistie internationale, le Comité international de la Croix-Rouge et le Comité de l’ONU contre la torture ont documenté la question pendant plus de dix ans, mais c’est une étape importante qui est franchie par une institution américaine. Il ne faut pas en rester là, il faut vraiment qu’il y ait un exercice de justice et de responsabilisation pour que les É.-U. retrouvent leur crédibilité en matière de droits de la personne », a commenté pour Le Devoir Béatrice Vaugrante, directrice générale de la section Canada francophone d’Amnistie internationale.
« Si la publication du rapport peut apporter quelque chose de nouveau au public américain et au public de tous les pays qui auraient pu participer, directement ou indirectement, à la pratique de la torture par la CIA, tant mieux », a ajouté Mme Vaugrante, qui dit souhaiter que le rapport dans son entier soit publié et que les victimes obtiennent réparation.
Harper se défend
Répondant à une question du député néodémocrate Peter Julian sur l’usage fait par des agences canadiennes de renseignements obtenus sous la torture, le premier ministre Stephen Harper s’est contenté de répondre : « Monsieur le Président, il s’agit d’un rapport du Sénat des États-Unis. Ça n’a absolument rien à voir avec le gouvernement du Canada. »
« On ne peut pas imaginer comment la CIA aurait pu éventer des complots et affaiblir al-Qaïda sans les renseignements obtenus auprès des prisonniers, mais on ne peut pas savoir si les mêmes informations auraient pu être obtenues sans recourir aux méthodes d’interrogatoire renforcées », note la CIA dans sa réplique au comité sénatorial.
« Nous n’avons pas toujours été à la hauteur des normes que les Américains attendent de nous, a avoué le directeur actuel, John Brennan, dans ce texte. Nous avons appris de nos erreurs. »
Le travail des sénateurs et de leurs assistants a commencé en 2009. Ils étaient tous démocrates, les républicains ayant choisi de boycotter l’exercice.
Une première version du rapport été approuvée en comité dès décembre 2012, et envoyée à la CIA pour examen. Cette dernière a considéré que le document était truffé d’erreurs. Il aura fallu de longues négociations pour que le comité sénatorial et l’agence de renseignement s’entendent sur une version qui ne soit pas trop caviardée. Ces pourparlers ont été émaillés d’incidents assez rocambolesques, qui ont donné lieu à des accusations réciproques d’espionnage.
Dianne Feinstein et le comité qu’elle préside devaient de toute urgence rendre public le résumé de leur rapport, puisque leur parti perdra la majorité à la Chambre haute dans quelques jours, conséquence des élections de mi-mandat qui ont été disputées en novembre.
La plupart des personnes directement visées par le rapport, soit des agents de la CIA, des sous-traitants ou des membres de l’équipe gouvernante de George W. Bush, refusent d’admettre que les méthodes d’interrogatoire musclées aient constitué des actes de torture. En revanche, le président Obama, le procureur général Eric Holder, l’ancien directeur de la CIA Leon Panetta et le sénateur républicain et candidat à la présidence en 2008, John McCain, ont été très clairs sur la question : les Américains ont torturé des détenus.
Les premiers ont été nombreux à intervenir publiquement ces derniers jours pour défendre leur réputation. Lundi, l’ancien vice-président Dick Cheney a affirmé que les méthodes étaient « absolument et totalement justifiées ». Interrogé mardi par le New York Times, un ancien directeur adjoint de la CIA, John E. McLaughlin, a reproché au rapport sénatorial d’« utiliser les renseignements de façon sélective ». Michael Hayden, un ancien directeur, a dit qu’« il ne défend pas la torture, mais l’histoire ». Un responsable des interrogatoires, Jose Rodriguez, a souligné le fait que les méthodes avaient été approuvées par le ministère de la Justice et affirmé qu’elles ont été « efficaces ».
Des méthodes aussi brutales qu’inefficaces
La CIA a menti pendant des années au peuple américain, constate un comité du Sénat
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