Des Idées en revues - Pour sortir d’une gestion technocratique du territoire

Revenir à une attitude semblable à celle de Félix-Antoine Savard dans L’Abatis devant ceux qui «habitent tout près»

21372334ab021bc9670f8d75db081b74

Les gestionnaires d'aujourd'hui ont davantage le sens de la machinerie bureaucratique que du terrain

Raphaël Zummo
Milieu(x) veut réhabiliter la figure de l’habitant que les révolutionnaires tranquilles ont bien dû honnir pour libérer les Canadiens français de l’idéologie du pieux cultivateur illettré que le clergé, main dans la main avec le gouvernement duplessiste, faisait peser sur la québécoisie à naître depuis trop longtemps.

Nous reprenons une attitude semblable à celle de [Félix-Antoine] Savard [dans L’Abatis] devant ceux qui « habitent tout près », mais sans renier les acquis de la Révolution tranquille, au contraire en étendant l’idée d’habitant au-delà de son sens étroitement rural pour y consigner, plus largement, un certain rapport au milieu, quel qu’il soit. Le milieu, c’est un noeud de relations concrètes, affectives, imaginaires, entre habitants humains et non humains. C’est le lieu que l’on habite, que l’on partage avec autrui et dont l’étoffe réelle s’oppose à l’espace abstrait rationalisé par les planificateurs en partenariat avec les spéculateurs financiers, qui gèrent à distance le sol même de notre vie. Contrairement à la logique dominante du développement des territoires où l’on exploite ceux-ci en évacuant les significations sensibles qu’ils revêtent, l’habitant s’attache à son milieu. Dans un rayon variant en fonction de facteurs qui deviendront manifestes au gré des parutions de la revue, le territoire est cher à l’habitant, comme sa propre maison. Quand son identité se mêle au bien commun, on peut dire de l’habitant qu’il est citoyen. C’est de là que tire sa source l’espace public.

Comme du poison

On parle sans cesse de crise environnementale aujourd’hui, mais les remèdes qu’on tente d’y apporter agissent comme du poison sur les milieux habités. Car l’heure est à la gestion technocratique du territoire. Des expertocraties de plus en plus centralisées - à l’image et souvent dans l’ombre de la concentration des capitaux - prétendent commander au mieux le « développement durable » et visent à fonder une « économie verte » où l’écologie pourrait enfin être capitalisée et ses éléments de résistance politico-sociale neutralisés. On prend certes le pouls, ici et là, des avis citoyens par des consultations publiques concernant le développement du territoire et autres enjeux vitaux, mais le maigre aval concédé aux habitants dans le pouvoir décisionnel les condamne à toujours interpréter le rôle du résistant, jamais celui du bâtisseur.

Certes, les planificateurs et administrateurs déracinés vous diront que les habitants ne savent que répéter la chanson « Pas dans ma cour ». Et bien sûr, il est vrai que ce n’est pas tout un chacun qui, voyant une mégaporcherie, un site d’extraction d’énergies fossiles ou une tour de condos de luxe se développer dans son voisinage, peut faire abstraction de ses états d’âme pour s’élever au point de vue du prétendu bien de l’ensemble… Mais est-ce là, nécessairement, un déficit de compétence et, par voie de conséquence, de légitimité politique ? Est-ce une lacune que de se soucier du devenir du milieu qui est la trame de notre vie et de notre socialité ? Non, l’ethos de l’habitant est - et il nous faut l’affirmer avec force dans ce liminaire - le plus apte à offrir l’assise d’une transition vers des milieux de vie résilients, écologiquement durables et créatifs. Contrairement à l’idée de certains environnementalistes voulant qu’une crise générale et galopante exige nécessairement une prise en charge centralisée, radicale et foncièrement coercitive, nous croyons que la consolidation de leviers d’action à l’échelle des milieux vécus est absolument indispensable en vue d’une transition globale. La synchronisation se fait alors par des alliances conviviales qui tempèrent la rigidité des commandes centrales.

Le vivre-ensemble

Mais aujourd’hui la sphère publique est largement dématérialisée, ce qui favorise plutôt l’homogénéisation de l’opinion publique. La concentration des médias, pour ne nommer qu’elle, concourt à la fabrication de stéréotypes rigides qui, en cas de tensions politiques ou autres, nourrit la violence symbolique. Qu’on pense à la construction du discours médiatique concernant « les étudiants » dans le cadre du Printemps érable, orgie de généralisations abusives entrant en contraste radical avec la pluralité des perspectives, des conditions de vie, des sensibilités, des revendications, des idéaux, des stratégies de mobilisation, etc., pluralité qui était expérimentée chaque jour sur le terrain par ceux qui s’y trouvaient ou qui savaient comprendre le mouvement depuis son « milieu », selon sa dynamique interne.

L’émergence de la revue Milieu(x) a été stimulée par la forme sociale de ce mouvement : l’immense vitalité qui a jailli de la société civile, la multiplication des échanges réels, in situ, autour d’un complexe d’enjeux politiques actuels ont donné le ton d’une réappropriation citoyenne, à la fois concrète et symbolique, des lieux urbains en leur qualité d’espace public. Il est apparu à tout ce beau monde que, pour aviver le sens du bien commun, pour redéfinir les normes du vivre-ensemble et du rapport au monde environnant, rien ne vaut les échanges face-à-face.

Un fort sens de l’habitation collective, interactive de la cité s’est dégagé du mouvement qui n’était pas qu’étudiant, et cela est entré en résonance étroite avec la conception que se fait notre cercle fondateur d’un milieu « en santé », à savoir une mise en relation constructive (ce qui n’exclut pas la tension ou la contestation, au contraire) d’une pluralité d’acteurs en un site commun.


Raphaël Zummo - Accompagné de l’équipe éditoriale de la revue Milieux


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé

-->