«Dans ton combat contre le monde, seconde le monde» — Franz Kafka, écrivain

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Lutter contre la tentation totalitaire de l'Homme nouveau déraciné de tout héritage

C’est un assez formidable paradoxe de notre société moderne ou postmoderne, qui se saisit donc d’emblée comme historique, qu’elle peine autant à transmettre sa dimension historique, à la rendre accessible et vivante dans l’esprit de ses acteurs, comme si le présent était délié du passé. Du passé faisons table rase !


 Comme si l’individu contemporain, héritier amnésique et inconscient des utopies sociales qui entendaient fabriquer « l’homme nouveau », poursuivait, mais en solitaire cette fois, le mythe de l’autocréation, de la construction de soi tout héritage effacé. Or, cette détestation du monde reçu au profit d’un tel simulacre de liberté enraye toute éducation et empêche toute innovation. La célèbre analogie kantienne, bien que transposée ici, l’illustre à merveille. « La colombe légère, lorsque, dans son libre vol, elle fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle réussirait bien mieux encore dans le vide. » Loin d’être son ennemi, l’air est la condition même de son envol, ce sur quoi ses ailes prennent appui, mais aussi ce qu’elles combattent tout à la fois. Or, c’est précisément dans ce combat, dans cette distance à soi, que l’homme se libère de l’emprisonnement qu’est l’imaginaire du seul présent.


Ce n’est qu’en cultivant « ce dialogue que nous sommes » qu’une société peut se mettre à distance d’elle-même et se préserver du chant des sirènes qui appelle au naufrage des humanités au profit du strict arrimage formation-emploi, lorsque ce n’est pas au nom d’une « adaptation » à ceux que l’on désigne étrangement, comme s’il y avait là une insurmontable incompatibilité, les « nouveaux étudiants ».


 Sans ce lest en héritage, toujours à reconquérir, nous sommes sans défense pour lutter contre les puissances du moment : la mondialisation qui déstabilise et érode la souveraineté des États ; les droits de l’homme et l’humanitaire confondus aveuglément avec le politique et les exigences de la citoyenneté ; les médias sociaux qui semblent progressivement remplacer, surtout chez nos jeunes, bibliothèques, collèges comme universités ; le perfide tribunal inquisitorial du « politiquement correct » qui empoisonne et gêne l’indispensable affrontement des idées, etc.


 Il ne faut pas s’y tromper, qui dit tradition ne dit pas transmission passive d’une doctrine incontestée ou quelque enfermement identitaire, car nous ne saurions en épuiser l’altérité ; sans elle, il serait tout simplement impossible de connaître, de s’examiner ou de dessiner quelque avenir. Il s’agit tout au contraire, grâce et malgré des conflits parfois sanglants avec les autorités religieuses et politiques, aujourd’hui également économiques, d’une transmission critique et créative de préoccupations, d’interrogations fondamentales et de débats souvent contradictoires mais libres qui nous révèlent notre humanité inquiète et qui nous ouvrent à un monde commun que nous avons en partage.


 C’est au nom des membres de la Nouvelle alliance pour la philosophie au collège que je veux ici témoigner de notre gratitude à l’égard des commissaires du rapport Parent qui ont su créer le cégep, mais aussi à l’égard de tous ceux et celles qui ont su lutter pour maintenir et cultiver cette institution publique gratuite qui favorise l’égalité des chances, qui privilégie la polyvalence ainsi qu’une saine complémentarité entre la formation professionnelle du travailleur et la formation générale commune indispensable à une citoyenneté éclairée et à notre humanité.



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