D'éducation et de patrimoine

Éducation au Québec — effondrement du système

Si tu ne sais où aller, regarde d'où tu viens
_ Jean-Paul Desbiens

Comment caractériser le système scolaire que la Révolution tranquille a voulu moderniser? Il était incomplet, sous-financé, cloisonné, fragmenté, insularisé.

Il était incomplet en ceci que le niveau secondaire public n'était pas généralisé. Certes, il existait un bon nombre d'écoles qui offraient une 12e et même une 13e année d'études, mais cela ne touchait que quelques milliers d'élèves, principalement des garçons. En outre, il ne permettait pas l'entrée à l'université, sauf dans quelques facultés, et après une propédeutique. Enfin, là où les 12e ou 13e année d'études étaient offertes, leur existence dépendait de la volonté du département de l'Instruction publique ou des commissions scolaires locales.
Il était sous-financé, en ceci qu'une bonne partie de l'enseignement postprimaire, secteurs public et privé confondus, était soutenue par les communautés religieuses et le clergé : équipement, immeubles, personnel. Cette situation historique masquait le sous-financement de la part de l'État et, de toute façon, elle était sur le point d'éclater.
Il était cloisonné, en ceci que les différentes sections d'un même réseau, et les différents réseaux entre eux, offraient des programmes d'études étanches les uns vis-à-vis des autres.
Il était fragmenté, en ceci que les différents réseaux relevaient d'autorités différentes (les Facultés des arts, pour le réseau des collèges classiques); différents ministères, pour les réseaux publics.
Il était insularisé. Par insularisation, je veux dire que les structures administratives du système scolaire n'étaient pas ouvertes à l'ensemble de la société. Le surintendant du département de l'Instruction publique n'était pas un élu; les deux comités confessionnels fonctionnaient séparément; le réseau privé relevait de trois Facultés des arts indépendantes l'une de l'autre; les écoles d'État relevaient de différents ministères; les commissions scolaires s'ignoraient les unes les autres.

Point de rupture
Sur le plan politique, la réforme scolaire, pour l'essentiel, a consisté dans la création du ministère de l'Éducation, c'est-à-dire la reconnaissance, par l'État, de sa responsabilité globale en éducation. Autrement dit, il fallait compléter le système, asseoir son financement sur une base rationnelle, le placer sous une autorité unique.
Ici, on touche un point de rupture, un changement daté et aussi un progrès incontestable. On est donc ici en présence d'une modernisation selon les deux acceptions principales de ce mot.
Sur les plans de l'organisation scolaire et de la pédagogie, la réforme scolaire a pris la forme de l'accessibilité financière et géographique, d'une part; d'autre part, elle a pris la forme d'un nouvel humanisme : l'humanisme pluraliste qui s'est concrétisé dans la polyvalence et les écoles du même nom.
L'accessibilité financière a été présentée et perçue comme synonyme de gratuité. On voit mieux aujourd'hui que rien n'est gratuit. Je préfère parler d'investissement. Et puisque je dois juger de la modernisation du système éducatif, je dis que l'accessibilité financière a été et demeure réelle, et que c'est un progrès. Si, par génération, on entend une période de vingt ans, je suis en mesure de dire que ma génération et celle qui a suivi (ce qui nous porte exactement en 1967, l'année de la création des cégeps) n'ont pas connu l'accessibilité financière.
L'accessibilité géographique existait avant la réforme scolaire au niveau primaire. À ce niveau, elle était pratiquement totale. Au niveau secondaire (qui n'a eu une existence légale qu'à partir de 1956), elle était loin (c'est le cas de le dire, puisque l'on parle de géographie) d'être réalisée.
La mise sur pied des commissions scolaires régionales, la création des cégeps et celle de l'Université du Québec ont complété et couronné le système scolaire ainsi que son accessibilité financière et géographique.
En ce qui touche la formation des maîtres, la décision de la situer au niveau universitaire allait de soi et ne faisait que consacrer et généraliser la situation existante. On aurait dû, cependant, conserver l'institution même de l'École normale au lieu de remettre la formation des maîtres aux facultés des Sciences de l'éducation.
La modernisation pédagogique
La modernisation pédagogique s'est inspirée de l'humanisme pluraliste préconisé par le rapport Parent. En langage familier : la polyvalence et les écoles du même nom. Il est incontestable que le rapport Parent a été conçu en réaction : réaction contre l'omniprésence de l'Église; réaction contre les humanités classiques.
Sur le plan idéologique, la polyvalence voulait prendre en compte l'humanisme scientifique et technique, par opposition à l'humanisme classique. Sur le plan de l'organisation scolaire, la polyvalence entraînait le ramassage scolaire et la construction d'écoles de grandes dimensions. Sur le plan sociologique, la polyvalence visait le brassage des classes sociales. Sur le plan des programmes d'études, la polyvalence amenait les programmes à options, la promotion par matière, les réorientations multiples.
Dans l'ordre commercial et industriel, une modernisation ne se fait pas contre la situation ou l'organisation antérieures. Quand on modernise une organisation agricole, une usine ou simplement une salle à manger, on n'est pas en réaction contre telle ou telle méthode, tel ou tel équipement; on remplace par des méthodes ou des équipements plus efficaces. Dans l'ordre sociopolitique et socioculturel, la volonté de moderniser prend racine dans la dénonciation de l'état de choses existant. La modernisation du système éducatif n'a pas échappé à cette règle.
La volonté de rendre l'école accessible et polyvalente a entraîné deux conséquences : le ramassage scolaire et le gigantisme des écoles secondaires. Ce sont là deux conséquences négatives de la modernisation du système éducatif. Je ne dis rien de l'architecture scolaire. Les erreurs et les horreurs commises à ce sujet n'ont rien à voir avec la volonté de modernisation.
Il faut avoir à l'esprit que la réforme scolaire entreprise au Québec se situe dans l'énorme brassage moral et culturel des années 1960. Pendant que nous entreprenions notre rattrapage, nous avons été rejoints par la houle immense qui secouait l'Occident. La prise en charge de l'éducation par l'État s'est accompagnée d'une volonté de centralisation qui a conduit au «monopole public de l'éducation», pour reprendre le titre d'un ouvrage de Jean-Luc Migué et Richard Marceau. (Le monopole public de l'éducation, préface de Jean-Paul Desbiens, Presses de l'Université du Québec, 1989.) La prise en charge par l'État a conduit également à «l'État pédagogue».
Y a-t-il eu progrès ?
Fallait-il comprendre la modernisation comme un processus continu qui couvrirait les trois dernières décennies ? Ou bien comme un phénomène limité dans le temps, coïncidant, à toutes fins observables, avec la décennie 1960 ? En un sens large, la modernisation, quel que soit son champ d'application, est un processus continu. En rétrospective, on peut reconnaître et découper des périodes plus intenses.
Au Québec, la décennie 1960 a été une période incontestable de modernisation; cette découpure n'est pas arbitraire. Il y a eu rupture dans l'évolution. L'expression Révolution tranquille s'est révélée bien autre chose qu'un slogan électoral. Le changement a été radical et soudain, qui sont deux des trois traits de toute révolution, le troisième étant la violence.
L'idée de modernisation connote aussi l'idée de progrès. Y a-t-il eu progrès ? Je réponds d'abord ceci, parlant pour moi-même, donnant mon propre sentiment, comme dit si bien l'expression française : «Voici mon sentiment là-dessus.» C'est-à-dire : non pas mon émotion, mon jugement abstrait, mais le fond de ma pensée. Voici donc mon sentiment : je ne retournerais pas en 1960. Ni en religion, ni en politique, ni en école, ni même en âge. Pas nostalgique pour cinq cennes.
Nouvelles contraintes
Si l'on comprend modernisation comme identique à progrès technique, on doit donc dire qu'elle se poursuit sans cesse. Mais les mots moderne et modernisation veulent aussi dire : qui tient compte de l'évolution récente. En ce sens, faut-il remettre en cause ou redéfinir le rôle de l'État et de sa fonction publique en regard de celui qu'on leur a attribué ces derniers 30 ans ?
Y a-t-il eu modernisation de la pédagogie ? Je réponds oui, en ce sens qu'il y a eu adoption rapide et massive des instruments que la technologie rendait disponibles. Adoption également des méthodes et des courants de pensée pédagogiques contemporains, principalement américains. Cette forme de modernisation n'a pas constitué un progrès. Le niveau des apprentissages s'est dégradé dans bon nombre de disciplines : français, anglais, histoire, géographie.
Le niveau de l'éducation (au sens de bienséance, distinction, politesse, savoir-vivre, respect des lieux et de l'équipement) s'est dégradé, lui aussi. L'absence d'évaluation et de sanction (je parle de sanction pédagogique) a déresponsabilisé les élèves.
J'ai dit plus haut que la création du ministère de l'Éducation et, plus généralement, la prise en charge par l'État de sa responsabilité globale sont un acquis positif de la modernisation du système éducatif. Mais ce changement s'est accompagné d'une omniprésence de l'État, d'une volonté centralisatrice en expansion constante. Au lieu de se dégager progressivement, au fur et à mesure que ses partenaires développaient leur capacité propre, l'État a resserré son emprise, multiplié les normes et les contrôles.
Parallèlement, les centrales syndicales ont cherché à étendre leur emprise et à s'emparer du pouvoir sur la pédagogie elle-même. Elles ont encarcané la pédagogie dans la prison des conventions collectives. Les facultés des Sciences de l'éducation ont imposé leur jargon et leur protocole de recherche. [...]
À la veille de craquements
Je termine par trois brèves remarques récapitulatives.
- Ce que nous avons appelé la Révolution tranquille est un événement datable. Cela ne veut pas dire qu'il s'est produit spontanément. Il avait été préparé souterrainement. Un immense travail de réflexion s'était effectué durant la décennie 1950. Pensons au journal Le Devoir; à l'action syndicale des Gérard Picard et Jean Marchand; à Cité Libre; à l'Institut canadien des affaires publiques; aux Commissions Perras, à Montréal, et Lafrenière, à Laval, en ce qui touchait la réorganisation du cours classique. Pensons surtout à la Commission d'enquête sur les problèmes constitutionnels, présidée par le juge Thomas Tremblay.
- En affaires humaines, l'image du «retour du balancier» est fallacieuse. Les «restaurations» (au sens où l'on parle de la restauration monarchique en France) sont des leurres. Un retour mécanique «en arrière» n'est ni souhaitable ni d'ailleurs possible.
- Nous sommes à la veille de craquements dont les effets seront (commencent à être) autrement plus larges et profonds que ceux qui ont marqué la Révolution tranquille. Parmi les outils de développement dont la Révolution tranquille a doté le Québec figurent au premier rang un État moderne et une administration publique à laquelle on reconnaît compétence, intégrité, loyauté. Aujourd'hui, le discours mondial sur la crise des finances publiques met en exergue le thème de la réduction de la taille de l'État.
Le problème avec l'État, ce n'est pas d'abord sa taille, c'est son manque de courage politique, son assujettissement au court terme, son copinage avec les sondages. Démocratie au sonar.
En ce qui touche l'éducation et son rapport avec l'emploi, il faut mettre résolument l'accent sur la formation générale, à tous les niveaux, et défoncer l'obsession selon laquelle le système scolaire doit assurer un emploi à tous les élèves dans le quart d'heure qui suit la fin de leurs études, peu importe leur niveau.
***
Extraits d'un texte, que l'on croit le dernier signé par M. Desbiens avant son décès cet été, tiré de l'ouvrage Patrimoine scolaire, sa sauvegarde et sa valorisation, collectif sous la direction d'Anik Meunier (Éd. Multimondes, 2006).


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