Crise constitutionnelle à Londres

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« Boris Johnson a donc eu raison de suspendre ce Parlement hors sol qui n’a eu de cesse en trois ans de prouver sa plus complète inanité. »


Les journalistes qui connaissent bien Bruxelles savent qu’elle est la capitale mondiale du maquignonnage. Dans le Berlaymont, qui abrite la Commission européenne, tout se négocie au millimètre près, de la nomination des commissaires européens au moindre strapontin. Les habitués savent aussi qu’à Bruxelles, tout est toujours sur la table tant que les négociations ne sont pas rompues. Et encore… C’est pourquoi, plus qu’ailleurs, il faut s’y méfier des grandes déclarations pleines de nobles intentions.


À moins d’un mois du divorce annoncé, le premier ministre britannique, Boris Johnson, vient de relancer les dés. Pour en finir avec le backstop qui maintiendrait le Royaume-Uni indéfiniment dans le marché européen, il suggère que l’Irlande du Nord demeure alignée pendant au moins quatre ans sur le marché européen. Grâce à un système de déclarations informatisées, la perception des droits de douane et les contrôles seraient réduits au minimum à la frontière des deux Irlandes. Les produits entrant sur l’île seraient contrôlés dans les ports britanniques et les autres contrôles pourraient être décentralisés. Tout cela afin de préserver, du moins pour l’essentiel, les accords du Vendredi saint qui, en 1998, avaient supprimé tout contrôle à la frontière.


Même si le négociateur Michel Barnier répète depuis des mois qu’il n’y a rien de plus à négocier que ce qui l’a déjà été avec Theresa May, pour l’instant il y a de quoi s’étonner de l’accueil prudent qu’a reçu la proposition britannique. Et cela, malgré son caractère parfois nébuleux, avouons-le. La presse aime bien peindre Boris Johnson en personnage erratique qui ne sait pas où il va et qui ne comprend même pas les enjeux du Brexit. Cela permet de présenter le Brexit comme une aberration. Et la majorité qui l’a soutenu en 2016 comme une bande d’illuminés frappés par une lubie passagère… qui finira bien par passer.


Pourtant, on sent bien qu’à Bruxelles on marche sur des oeufs. Si la Commission européenne hésite à rejeter la proposition britannique, c’est qu’à l’aube d’une récession annoncée en Allemagne, elle redoute elle aussi le choc d’un Brexit dur. Mais elle comprend aussi tout le parti que Boris Johnson pourrait tirer d’un refus.


En faisant monter la pression, l’exubérant « BoJo » poursuit deux lièvres à la fois. Un compromis de dernière minute, fût-il sur des détails, serait perçu à Londres comme une victoire tant il semble depuis des mois si peu probable. L’autre scénario, celui d’un rejet catégorique, lui permettrait de rentrer dans ses terres en accusant Bruxelles d’avoir fait échouer les négociations. Déjà en tête dans les sondages, Johnson aurait alors tout le loisir de faire du bouc émissaire bruxellois un puissant levier électoral afin d’achever de plumer le pauvre Jeremy Corbyn.


Qu’on ne s’y trompe pas, depuis le référendum du 23 juin 2016, le Royaume-Uni est plongé dans une véritable crise constitutionnelle. Que le pays n’ait pas de constitution écrite n’y change rien. On ne peut pas appeler autrement une crise qui oppose la volonté majoritaire du peuple clairement exprimée par référendum à un certain nombre d’élus qui ne s’estiment pas liés le moins du monde par ce choix démocratique. Un peu comme si, en 1995, malgré la courte victoire du « Non », des députés du Parti québécois s’étaient acharnés à décréter unilatéralement l’indépendance du Québec ou à poser des gestes en ce sens en invoquant la prépondérance du Parlement sur le référendum. On aurait évidemment crié à la trahison.


Boris Johnson a donc eu raison de suspendre ce Parlement hors sol qui n’a eu de cesse en trois ans de prouver sa plus complète inanité. Un Parlement qui pousse d’ailleurs l’outrecuidance jusqu’à refuser, sous l’impulsion des travaillistes, des élections qui seules permettraient pourtant de sortir de cette impasse en retournant au peuple.


Récemment, dans le New York Times, l’historien Robert Tombs comparait la crise qui se joue à Westminster aux moments les plus dramatiques de l’histoire parlementaire britannique. On pense au rappel des lois sur le maïs qui mit fin au protectionnisme et fit exploser le parti Tory en 1846. Ou encore au Irish Home Rule qui fragmenta le Parti libéral en 1885 et érigea les conservateurs en principal parti de pouvoir. Dans tous les cas, le Parlement et le peuple se sont retrouvés face à face. Or, depuis trois ans, dit Tombs, la « souveraineté parlementaire » et la « souveraineté populaire » sont à nouveau en porte-à-faux.


En introduisant la pratique des référendums et des élections à date fixe pour limiter la toute-puissance de la Chambre, les parlementaires ne se doutaient probablement pas des conséquences de leur geste. Avec le Brexit, « pour la première fois depuis que la Grande-Bretagne est un pays véritablement démocratique, écrit Tombs, l’establishment culturel et politique refuse pour divers prétextes d’obéir à un vote populaire légal ».


Même si personne ne sait comment se terminera le Brexit, on peut d’ores et déjà prédire que le pays qui en sortira ne sera plus le même.









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