Reykjavik - En janvier 2009, sur Austurvöllur, la petite place qui jouxte le petit parlement du petit pays qu’est l’Islande, des milliers de personnes tapaient sur des casseroles, un peu pour se réchauffer, surtout pour exiger le départ du gouvernement et accessoirement une nouvelle Constitution écrite par le peuple.
Il s’agissait de demander « une vraie séparation des pouvoirs, d’empêcher les élus d’agir dans leur propre intérêt, de protéger les ressources naturelles... » résume Birgitta Jonsdottir, une des leaders des manifestations, anarchiste devenue depuis députée.
Ces « révolutionnaires », qui se mobilisaient après la faillite financière complète du pays, ont eu gain de cause : le gouvernement a démissionné et le projet de Constitution a été mis sur les rails, suivant un processus constituant extrêmement participatif.
Ce samedi, près de quatre ans plus tard, les Islandais se rendent aux urnes, pour un referendum « consultatif » sur la Constitution. Six questions leur sont posées sur le nouveau texte.
L’enjeu ne porte pas tant sur leurs réponses que sur le nombre de votants. Si le taux de participation à ce référendum est inférieur à 50%, le beau projet de Constitution risque de finir en fumée. Et dans le pays de l’Eyjafjöll, on sait ce que c’est qu’une grosse fumée.
Les trois étapes d’une belle aventure
Ce serait très dommage : le processus constituant a été une très belle aventure, et le texte qui en est issu est solide.
Eva Baldursdottir, une jeune juriste qui a été chargée d’encadrer le processus de A à Z, est très fière du résultat. N’est-ce pas la première fois, au monde, qu’un peuple s’approprie ainsi sa propre Constitution ? Cela s’est fait par trois voies :
le forum constituant,
l’élection de l’Assemblée constituante,
la participation sur Internet.
1 - Le forum constituant
Le 6 novembre 2010, une journée de brain-storming a été organisée, impliquant des centaines de citoyens. Eva raconte :
« On a tiré au sort 1 000 personnes, de tous âges, on les a réunies dans le palais omnisport de Laugardalschöll. Elles étaient regroupées par tables de huit ou dix, pour un brain-storming d’une journée. On leur a demandé de lister les grandes valeurs de l’Islande, les grandes priorités... »
Ce fut, par exemple, « l’égalité face au droit de vote » ou le fait que les ressources naturelles (poissons, notamment) « appartiennent au peuple »...
2 - L’élection de l’Assemblée constituante
Le 27 novembre 2010, les Islandais élisent un groupe de 25 Islandais « ordinaires » (ou à peu près) : 523 personnes se sont présentées aux suffrages, beaucoup plus que prévu.
« Un concours de beauté », a ironisé la droite. Parmi les élus, aucun ouvrier, aucun pêcheur, mais des universitaires, journalistes, médecins, responsables d’entreprise. Et un pasteur.
3 - La participation sur Internet
Dès le départ, le travail des 25 a été rendu public, sur Internet. La transparence était totale : les Islandais pouvaient assister aux réunions, où les suivre sur YouTube.
Chaque semaine, le projet de texte était publié en l’état. Chaque article étant discuté. Les Islandais pouvaient, sur une page Facebook, par e-mail ou sur Twitter, proposer des amendements, faire de nouvelles propositions, demander des éclaircissements. Les membres du Conseil constituant répondaient aux remarques des internautes...
En trois mois, sur le site du Conseil ou sur les réseaux sociaux, quelque 4 000 contributions et commentaires ont été consignés. Rapporté à la population du pays (320 000 personnes), ce n’est certes pas si négligeable. Au moins, l’Islande peut se vanter d’avoir, la première, inventé la Constitution 2.0.
Le texte fut remis au parlement le 29 juillet 2011 : 114 articles répartis sur 9 chapitres. La nouvelle Constitution, si elle est adoptée un jour, modifiera sensiblement l’équilibre des pouvoirs, faisant passer l’Islande d’un régime parlementaire à un régime semi-présidentiel.
Par ailleurs, elle instaure des mécanismes démocratiques nouveaux, comme le référendum d’initiative populaire, et intègre des garanties quant aux libertés.
La droite en embuscade
Au départ, tous les partis étaient favorables à la réforme. Mais la droite a vite compris que le processus risquait de conduire à une catastrophe pour elle. Car derrière les grands principes évoqués lors du forum national se cachent de lourds enjeux politiques.
Que signifie ainsi « égalité du droit de vote » ? Actuellement, un député urbain (traduisez : de Reykjavik) représente deux fois plus d’électeurs qu’un député rural. Le résultat, c’est que jusqu’à 2008, la droite a dirigé le pays sans discontinuer depuis les années 30.
Que signifie encore « les ressources naturelles doivent appartenir au peuple » ? Les propriétaires des bateaux de pêche, qui forment la clientèle du Parti de l’indépendance, y voient une menace pour leur liberté commerciale...
Pour les deux partis de droite (le Parti de l’indépendance et le Parti progressiste), cette réforme constitutionnelle a donc vite été considérée comme une machine infernale qu’il fallait désamorcer au plus vite.
L’élection ratée de l’Assemblée constituante leur a fourni le prétexte pour ouvrir le feu. Face à la complexité du scrutin, le taux de participation fut en effet faible : 36%, un record historique d’abstention. La légitimité de cette Assemblée fut questionnée.
Finalement, la Cour suprême décida d’invalider l’élection, invoquant des raisons techniques que beaucoup d’Islandais jugent assez oiseuses. Pour ne pas tout recommencer à zéro, le parlement décida de muer « l’Assemblée constituante » en simple Conseil consultatif, mais il garda à bord les 25 élus.
Depuis, les deux partis de droite contestent la légitimité de l’ensemble du processus. Et font tout pour le freiner. Il a fallu ainsi plus d’un an, après la remise du texte, avant que puisse être organisée la consultation des citoyens sur le texte constitutionnel.
Sur le fond du texte, les critiques sont minimes. Mais la droite conteste la façon dont il a été façonné. Exemple, ce propos de Geir Haarde, l’ancien Premier ministre chassé par la rue, qui me reçoit dans le cabinet juridique qui l’a recueilli :
« Je ne pense pas que la Constitution avait besoin d’une révision immédiate. Il y a certes des points qui doivent être modernisés. Mais le processus ordinaire, pour la réviser, est très clair.
Le parlement rédige le texte et l’approuve, puis il y a des élections parlementaires, puis une nouvelle approbation. Je ne pense pas que la façon dont le processus a été engagé débouchera sur une réussite ».
En outre, selon Haarde, qui s’est retiré de l’arène politique, les questions soumises au vote sont bizarrement formulées.
Sur ce point, il n’a pas tort.
Les six questions posées aux citoyens
Le vote « consultatif » de samedi ne portera que sur six questions :« 1. Voulez-vous que les propositions du Conseil constituant servent de base à la nouvelle Constitution ? [Mais si l’on répond oui à cette question, peut-on répondre non aux autres ? ndlr.]
2. Voulez-vous que, dans la nouvelle Constitution, les ressources naturelles qui ne sont pas propriété privée soient déclarées propriété de la nation ?
3. Voulez-vous que figure dans la nouvelle Constitution une clause sur une Eglise nationale islandaise ? [Sans que l’on sache vraiment si cette clause prévoirait la séparation de l’Eglise et de l’Etat ou au contraire confirmerait le lien constitutionnel qui lie cette Eglise nationale protestante à l’Etat, ndlr.]
4. Voulez-vous que la nouvelle Constitution autorise plus que cela n’est le cas dans la présente Constitution l’élection personnelle ?
5. Voulez-vous faire figurer dans la nouvelle Constitution une clause stipulant que les voix des électeurs pèsent d’un poids égal, quel que soit leur lieu de résidence dans le pays ?
6. Voulez-vous faire figurer dans la nouvelle Constitution une clause permettant à un certain pourcentage des électeurs d’exiger un referendum sur un sujet donné ? [Le projet de Constitution prévoit que 10% des citoyens puissent provoquer un référendum, ndlr.] »
Deux scénarios : le noir et le rose
Une fois approuvé par le peuple, le texte constitutionnel doit être voté par le parlement une première fois avant les élections d’avril 2013, puis une seconde fois, dans des termes identiques, par le parlement issu de cette l’élection.
Le pari du Parti de l’indépendance est clair : tout faire pour que l’élection consultative du 20 octobre soit un flop en terme de participation, puis gagner les législatives d’avril 2013 et enterrer le projet.
A lire les sondages, c’est une stratégie qui a du sens : les Islandais se préparent à renvoyer une majorité conservatrice à l’« Althing », leur parlement.
Autrement dit, la révolution constitutionnelle islandaise, une très belle aventure démocratique, risque de partir aux oubliettes de l’Histoire.
Si au contraire la participation est très forte, autour de 70%, aucun parti n’osera jeter le nouveau texte aux orties. Le peuple islandais aura alors réussi un coup de maître, imposant un nouveau contrat social à sa classe politique partiellement réticente...
ALLER PLUS LOIN
Sur Rue89
Birgitta Jonsdottir : « L’Islande peut être le laboratoire de la démocratie »
Sur vimeo.com
"Blueberry Soup", documentaire canadien dédié à la journée du 20 octobre (en anglais)
LE NOIR ET LE ROSE
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