« Qui pense bien, parle bien et agit bien »
Isocrate
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Certains refusent [la thèse du repliement identitaire québécois->10246], d’autres
la questionnent. Ceux qui la refusent obstinément souffrent du déni et ceux
qui la considèrent avec sérieux font preuve de courage. Dans ce court
texte, nous tenterons de trouver une voie de sortie. Pour y arriver, nous
rappellerons à la mémoire trois remèdes classiques contre la perte d’estime
de soi-même, que ce soit celle de l’individu ou celle de la nation. Si le
problème est profond, il faudra, et c’est la nature qui le veut, proposer
des remèdes très puissants. Le premier remède est la valorisation de
l’éducation, le deuxième est la maîtrise de l’art de la parole et le
troisième, qui repose exclusivement sur la pratique dans la vie sociale,
est le respect des bonnes manières ou la réhabilitation, dans un monde
postmoderne, de la politesse.
Oser lever la tête : la revalorisation de l’éducation de qualité
Contre le sentiment d’incapacité, le premier remède consiste à lever la
tête pour voir devant. En effet, on se sent petit précisément lorsque l’on
réalise ne rien connaître. Le petit est incapable de bien lire, de parler
et de « penser par soi-même », pour reprendre ici le mot de Kant visant à
qualifier les Lumières allemandes. La connaissance permet de sortir de la
superstition et de s’engager sur la voie de la vérité. Or trois grands
domaines de savoirs devront être valorisés rigoureusement pour sortir un
tant soit peu du repli identitaire qui nous tenaille : les sciences, la
littérature et l’histoire. Certains demanderont pourquoi ceux-ci et non pas
d’autres ? Soyons clairs.
Les sciences permettent d’acquérir une méthode et de cerner, avec un
langage assez simple, souvent mathématique, le réel. Les sciences, à tous
les jours, combattent la pensée magique et toutes les superstitions
(héritées d’une tradition) qui empêchent de comprendre la réalité. Faire de
la science, c’est refuser le scientisme, c’est-à-dire la croyance naïve
voulant que la science ait réponse à tout. Les scientistes, on le voit
souvent, aiment les réponses rapides, simples, dogmatiques, et refusent
l’étude de la philosophie, laquelle demande du temps, de la patience et de
la réflexion. La philosophie permet de situer la science dans son contexte.
La littérature permet de lire et d’écrire. Sans l’étude de la
littérature, la langue ne se développe pas et l’expression souffre. La
littérature s’avère un moyen de prédilection pour un peuple enraciné de
développer sa culture et de s’affirmer. Sans surprise, le peuple qui
refuse ce qu’il est choisit (sans choisir en vérité) le misérabilisme,
tandis que le peuple qui entend exister se dote d’une littérature «
nationale ». Si les mots sont si difficiles à écrire et à prononcer, c’est
parce que la résistance à la grande littérature produit un malaise, une
faiblesse, une peur, parfois un repliement, et conduit souvent à un long
combat. Ceux qui refusent les grands auteurs classiques au profit des
petits auteurs locaux souffrent de la peur des hauteurs, c’est-à-dire la
peur du voyage et de l’universel - ils font pitié d’être si petits et
renfermés. Les pauvres craignent l’obligation de parler et d’écrire, car
ils ont honte de n’être pas vraiment grands… Tout le travail poétique de
Gaston Miron doit être lu dans cette perspective, celle d’un redressement.
Le dernier savoir qui mérite d’être revalorisé est l’histoire. Qu’est-ce
que l’histoire sinon l’étude méthodique et documentée du passé d’un peuple.
Un peuple « sans histoire et sans littérature » attend sa disparition. S’il
faut obliger l’étude sérieuse de l’histoire – pas l’histoire édulcorée,
l’histoire réécrite par l’idéologie dominante, l’histoire sans conflit, ni
identités -, c’est parce que l’histoire porte toutes les traces de la
souffrance. Les Québécois ont intérêt à renouer rapidement avec leur
histoire afin de mieux comprendre combien le passé renseigne sur l’avenir
et à quel point les livres anciens cherchent à épargner la souffrance des
futurs descendants. Celui qui connaît, somme toute, ses sciences, sa
littérature et son histoire peut alors bien penser et bien écrire, ce qui
constitue, disons-le, des atouts inestimables dans le monde
d’analphabètes diplômés qui sera bientôt le nôtre.
Savoir s’exprimer : apprentissage et pratique de l’art de la parole
Quand on a appris les sciences, la littérature et l’histoire, il convient
alors d’en discuter pour convaincre les autres. Or, convaincre les autres
par le langage, c’est l’affaire de la rhétorique. Or qu’est-ce que la
rhétorique peut nous apporter aujourd’hui qui permette vraiment de grandir
et de s’ouvrir ?
La rhétorique - et nous en avons si peur aujourd’hui, scientistes que nous
sommes devenus - , est l’étude de la persuasion produite par le texte et le
comportement de l’orateur. Avec la rhétorique, nous sommes à même de
défendre une position sur un sujet et de convaincre les auditeurs du bien
fondé de cette position.
L’étude de la rhétorique classique repose sur l’invention (trouver des
arguments), la disposition (organiser les arguments), l’élocution (écrire
un discours suivi), l’action (acter et jouer le discours), et enfin la
lecture et la mémoire du texte. Mais en quoi cette étude permettrait-elle
de mettre fin, en partie du moins, au repliement identitaire ?
La réponse est simple. Ceux qui étudient la rhétorique sont capables
d’écrire un texte persuasif pour défendre une cause et le présenter devant
une assemblée. Ceux qui pratiquent cet art (les orateurs, les politiciens,
les avocats, les professeurs, ou quiconque désire expliquer publiquement
une position), sont non seulement calmes et clairs, mais savent comment
faire « passer » un discours. Ils parlent lentement et respectent le
silence. Ils ne manquent pas d'assurance et sont capables d'entendre et de
répondre à une question. Ils surveillent leurs émotions et contrôlent leur
voix. Ils savent trouver les mots justes et sont à même de sentir et de
guider les émotions des auditeurs. Ont-ils honte de s’exprimer ? Non, ils
ont hâte de parler et de démontrer la vérité. Loin de se replier sur
eux-mêmes et de se trouver petits, incultes ou « nés pour un petit pain »,
ils demandent la parole avec insistance et se réclament de la seule vérité
démocratique possible, à savoir celle produite par le discours.
Ce sont des « libérateurs de parole », des êtres qui veulent changer les
choses, des personnes engagées dans tout ce qu’elles disent et font. Quand on
sait bien parler, avouons-le, on ne recule pas, on ne tergiverse pas ; non,
on prend les moyens qui sont à notre disposition pour atteindre le but,
quel qu’il soit. Les grands leaders, les vrais chefs, sont rares, mais ils
ont tous un point en commun : par leurs paroles et par leurs gestes, ils ne
laissent personne indifférent. Souvent, ils marquent à tout jamais leur
époque… Il est triste de devoir le rappeler ici, mais sans la pratique
minutieuse de la rhétorique, la meilleure cause risque de ne jamais
triompher…
Poursuite de la fierté dans la politesse et le savoir-vivre
La mise en pratique de la rhétorique conduit inévitablement à l’estime de
soi-même. En effet, celui qui a désormais confiance en sa parole attend le
moment de convaincre, par les mots, mais aussi par les gestes. Il sait
s’attirer les autres et peut servir de modèle. L’orateur n’est pas un
comique ou un imitateur, il est plutôt imité… Il n’a pas peur puisqu’il est
en mesure de parler sur le monde, pour le monde, dans le monde et être
estimé. Insatisfait cependant de n’être plus, il doit poursuivre sa fierté
dans l’application des règles minimales du savoir-vivre. Qu’est-ce à dire
au juste ?
Sinon que la personne repliée a honte de son comportement social. Elle ne
sait pas quand parler, ni comment se tenir à table par exemple, et elle
hésite dans ses gestes, surtout face aux étrangers. Pourquoi ? Parce que la
vie en société – et nous l’avons « tranquillement » oublié au Québec -,
obéit à des règles de politesse qui sont presque universellement reconnues.
Or ces règles élémentaires, qui doivent être enseignées et pratiquées dans
la famille, ne sont pas pour les riches, les snobs ou les bourgeois
exclusivement, mais pour toute personne qui doit entrer en société et
participer à la vie civile.
Faire preuve de courtoisie et de politesse, c’est la meilleure preuve de
sa bonne éducation et du respect que l’on accorde à la société à laquelle
on appartient. Trop souvent malheureusement, on accepte dans nos
institutions les pires comportements – les hommes sont d’abord des animaux…
- sous prétexte qu’il faut vivre à son époque et comprendre les autres.
Mais c’est précisément ce genre de raisonnement qui est mauvais : en
vérité, ceux qui sont impolis méprisent les autres et se méprisent
eux-mêmes, ils sont petits et sans avenir. Ce n’est pas en jouant au
bûcheron et en tutoyant tout le monde que les autres vont enfin nous
écouter, c’est plutôt en les respectant. Ce sont donc, ô surprise, les
personnes qui manifestent de la politesse et du savoir-vivre qui
comprennent les autres et les respectent, jamais celles qui blasphèment,
crient et crachent par terre… Face au monde, seuls les petits reproduisent
leur petitesse en public. Car il ne vient jamais à l’esprit du grand, celui
qui est bien élevé et qui connaît le monde, d’imiter le petit !
La seule manière de sortir du repliement identitaire actuel qui paralyse
l’ensemble des projets collectifs, c’est d’abord en valorisant l’éducation
de qualité. Il faut en finir avec ce vieux réflexe du pauvre qui critique,
sans la connaître, son élite intellectuelle. Il faut reprendre le difficile
chemin des sciences, de la littérature et de l’histoire. Ce chemin, celui
de la lecture et de l’écriture, mène assurément au souci de bien s’exprimer
en public. Quand on lit bien et l’on parle bien, on veut être vu et
entendu. Une fois que l’on est vu, tous sans exception nous désirons
présenter le meilleur comportement – ce que les Anciens appelaient la vertu
– afin d’être un modèle pour les autres. Quand les Québécois choisiront
enfin d’être des modèles les uns pour les autres, ils ne seront plus petits
et repliés, ils seront devenus des géants, c’est-à-dire des femmes et des
hommes libres.
Dominic DESROCHES
Département de philosophie / Collège Ahuntsic
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Comment combattre le repli identitaire québécois ? Les trois remèdes classiques tristement oubliés
Penser le Québec - Dominic Desroches
Dominic Desroches115 articles
Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Eti...
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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.
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