Robert Dutrisac - La juge France Charbonneau a fait bien davantage cette semaine que sauver de la dérive une commission d'enquête. Elle a rétabli la nécessaire séparation entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif qui, dans notre système parlementaire britannique, est entre les mains omnipotentes du premier ministre. Jean Charest semble souffrir de myopie quand il est question de respecter ces essentielles frontières.
Nul besoin de remonter à l'appel que Jean Charest avait fait à un juge quand il était ministre de la Condition physique et du Sport amateur dans le cabinet de Mulroney, ce qui lui avait coûté son poste. Le rôle que le premier ministre a joué dans la nomination des juges est un autre exemple de sa désinvolture eu égard à la séparation des pouvoirs, au même titre que cette commission «taillée sur mesure» et sans pouvoir de contrainte qu'il a tenté de mettre sur pied. On se rappellera aussi qu'en 2005 le chef libéral s'était réservé le plaisir d'annoncer à une de ses connaissances, Claude Leblond, qu'il avait été nommé juge.
Sans doute consciente de la nature de l'animal, la juge Charbonneau a refusé d'entrer dans le jeu de Jean Charest. La lettre qu'elle a envoyée au premier ministre cette semaine était subtile, précise, efficace. «De plus, lorsque j'ai accepté le mandat confié par le juge en chef de la Cour supérieure [François Rolland], je savais que j'allais devoir examiner l'étendue et la portée du mandat de même que des pouvoirs nécessaires pour mener à bien cette enquête», écrit-elle. Autrement dit, elle n'avait pas vraiment d'autre choix que celui d'accepter la requête, sans aucun doute pressante, du juge en chef, mais elle ne se laissera pas imposer la nature de la commission d'enquête, n'en déplaise au pouvoir exécutif.
Quelqu'un qui connaît bien la juge Charbonneau nous a confié au moment de sa nomination que jamais, au grand jamais, elle ne serait le dindon de la farce: si elle avait accepté le mandat du gouvernement, c'était pour le mener à bien. Pas question pour elle de perdre la face. Jean Charest et son ministre de la Justice, Jean-Marc Fournier, ne savaient manifestement pas à qui ils avaient affaire s'ils pensaient qu'elle aurait paisiblement présidé une commission émasculée.
On ne sait toutefois pas dans quelle mesure la commission Charbonneau sera publique. Se déroulera-t-elle essentiellement à huis clos pour se conclure par des auditions publiques qui ne viseraient qu'à formuler des recommandations pour corriger les situations à venir, un exercice monopolisé par des experts?
Au gouvernement, on prie de tout coeur pour qu'il en soit ainsi. Et il y a un élément qui permet à Jean Charest d'espérer que la commission Charbonneau, même si elle dispose de tous les pouvoirs que lui confère la Loi sur les commissions d'enquête, ne s'éloigne pas trop du scénario qu'il avait concocté. C'est la présence du commissaire Roderick Macdonald, juriste renommé et théoricien du droit, quelqu'un aussi qui a exprimé de sérieuses réserves au sujet de la tenue d'une commission d'enquête publique sur l'industrie de la construction au Québec.
Dans une lettre publiée dans Le Devoir au début d'octobre, Roderick Macdonald avance qu'il faut laisser le système de justice pénale examiner le passé. «Les commissions publiques les plus désastreuses ont été celles qui examinaient le passé pour enquêter sur des crimes allégués. Une bonne enquête policière peut dévoiler des faits de manière bien plus efficace qu'une commission. En fait, les commissions publiques ont souvent l'effet de compromettre la preuve qui aurait été nécessaire pour assurer l'assise d'une accusation criminelle. Par ailleurs, une commission n'a pas le pouvoir de condamner un malfaiteur. Sans parler du cirque médiatique qui peut en découler. Nos commissions ressemblent davantage à des chasses aux sorcières qu'à des enquêtes ayant comme objectif de renouveler nos politiques publiques: bon spectacle, mauvais résultat!» Pas étonnant que Jean-Marc Fournier ait repris à son compte les arguments de M. Macdonald, avant évidemment que Jean Charest n'annonce sa volte-face dans son discours d'ouverture du congrès libéral.
Ceux qui salivent déjà à l'idée de se river quotidiennement à leur téléviseur pour suivre les péripéties de la commission Charbonneau comme ils l'ont fait pour la commission Gomery et la commission Bastarache pourraient déchanter.
Dans toute cette affaire, c'est Jean-Marc Fournier qui a lourdement écopé. Il fallait le voir défendre la position du gouvernement sur les risques de contamination de la preuve par une commission d'enquête quelques minutes avant que Jean Charest n'annonce que la juge Charbonneau pourrait tenir une telle commission. Manifestement, il ne savait pas ce que son chef annoncerait. «Le jour où j'ai eu l'air le plus fou», pourra-t-il raconter à ses petits-enfants.
Servir fidèlement Jean Charest peut s'avérer risqué. Quelques fortes têtes se sont rebiffées, mais elles sont parties: les Yves Séguin, Thomas Mulcair ou Philippe Couillard. Mais Jean-Marc Fournier, pétri de loyauté et d'abnégation, n'est pas de cette trempe.
Soulignons que Jean Charest n'a pas hésité à placer Jean-Marc Fournier dans une situation délicate en le nommant à la fois ministre de la Justice, un poste qui demande une certaine hauteur, et leader parlementaire du gouvernement, un poste éminemment partisan. Ça ne gêne aucunement le chef libéral: il avait aussi soumis Jacques Dupuis, un autre de ses indéfectibles soldats, à pareil mélange des genres. Mais hormis Jean Charest, il est rare de voir un premier ministre dans l'histoire récente du Québec exposer son ministre de la Justice aux luttes partisanes. Depuis 1970, seul Gérard D. Lévesque, qui n'avait rien du pit-bull, avait cumulé les deux fonctions.
Tout indique que bien de l'eau coulera sous les ponts avant que le public puisse constater de quel bois se chauffe la juge Charbonneau. Jean Charest aura gagné du temps; il y a tout lieu de croire que des élections générales auront lieu d'ici là. Mais persistera dans la population la conviction que Jean Charest ne voulait rien savoir d'une telle commission.
Construction
Charbonneau et le chef
La juge ne s'est pas laissé imposer la nature de la commission d'enquête qu'elle préside
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