Fabrice Tourre est l’un de ces quants (« quantitative analysts »), ingénieurs et autres scientifiques que les institutions financières s’arrachaient à prix d’or pour qu’ils montent des « transactions complexes, à fort effet de levier, exotiques, sans forcément comprendre toutes les implications de ces monstruosités », selon les termes d’un des courriels privés de ce trader de Goldman Sachs, dont la révélation fit scandale.
« L’édifice entier risque de s’effondrer », note-t-il d’emblée. Puis il ironise : « Je ne me sens pas trop coupable, le but véritable de mon boulot est de rendre les marchés de capitaux plus efficaces et de fournir en bout de chaîne au consommateur américain des moyens plus efficaces pour emprunter et se financer, donc mon boulot est empreint de modestie, de noblesse et d’éthique. Etonnant comme je suis bon pour me convaincre moi-même (1) !!! »
Tout est dit : le boniment sur les bienfaits de l’innovation financière, le cynisme, la méthode Coué et, au bout du compte, la bonne conscience de ces traders, créateurs de monstres qui, comme celui de Frankenstein, se retournent contre leur concepteur.
La finance théorique est née en 1973 avec les travaux de Fischer Black et de Myron Scholes, qui mettaient en rapport le prix implicite d’une option et les variations de l’actif auquel elle est liée. Les aspects mathématiques du modèle seront développés peu après par Robert Merton, et la formule Black-Scholes — parfois présentée sous le nom de Black-Scholes-Merton (BSM) — et ses différentes déclinaisons serviront de fondement à la création d’un nombre infini de produits dérivés.
Ces travaux s’inspiraient eux-mêmes d’une thèse rédigée en 1900, sous la direction d’Henri Poincaré, par le mathématicien français Louis Bachelier. Deux autres influences méritent également d’être mentionnées. Milton Friedman, d’abord. Cet ardent promoteur du libéralisme pur et dur, figure de proue de l’école de Chicago, affirmait qu’il n’était pas nécessaire qu’un modèle soit fondé sur des données réalistes : il suffisait simplement que ses prédictions soient jugées exactes. Eugene Fama, ensuite, également de l’université de Chicago, et qui, dès la fin des années 1960, avait émis l’hypothèse que les marchés étaient « efficients ». L’hypothèse, devenue dogme, imposa la tautologie comme mode de raisonnement. Par ailleurs, toute intervention de l’Etat devenait, par définition, facteur d’inefficience.
La finance théorique obtint la consécration suprême en 1997, lorsque Myron Scholes et Robert Merton reçurent tous les deux le « prix Nobel » d’économie (Fischer Black, décédé deux ans plus tôt et donc inéligible, était cité pour sa contribution). Hélas, moins d’un an plus tard, le fonds spéculatif Long Term Capital Management (LTCM), né de leurs travaux et dont ils étaient les partenaires les plus célèbres, s’effondrait, menaçant d’emporter dans sa chute plusieurs grands établissements financiers internationaux. Seule une intervention coordonnée par la Réserve fédérale de New York évita la catastrophe. Lorsqu’on demanda à John Meriwether, trader de légende et fondateur de LTCM, s’il pensait que les marchés étaient efficients, il répondit : « Je les rends efficients (2). »
Les marchés connurent bien d’autres frayeurs dues aux inventions des « prodiges » financiers (3), sans que cela empêche l’« innovation » de toujours repartir de plus belle. Le dogme avait tout simplement envahi les institutions financières, les écoles de gestion et les gouvernements (4). Les petits génies qui, avec leur assurance de maîtres du monde, prétendaient gérer « scientifiquement » le risque ne sont pas sans rappeler « les meilleurs » et « les plus intelligents » qui, par leur gestion tout aussi scientifique de la guerre, provoquèrent l’enlisement américain au Vietnam.
Il faut relire ce que disait l’ancien président de la Réserve fédérale Alan Greenspan en mai 2000 : « Des développements significatifs dans la technologie et dans la détermination du prix des actifs ont abouti à des innovations financières permettant de séparer les risques pour les réattribuer à ceux qui sont les plus désireux et les plus capables de les assumer (...). Ce transfert de risques renforce le système financier et l’économie dans son ensemble. A l’aube du XXIe siècle, les configurations possibles des produits et services offerts par les institutions financières semblent illimitées. Il ne fait aucun doute que ces modifications en cours dans le paysage financier offrent des avantages nets pour la grande majorité du peuple américain (5). »
Il a fallu attendre la crise pour que des voix discordantes se fassent entendre, comme celle du grand mathématicien Benoît Mandelbrot : « Les gens ont pris une théorie inapplicable — celle de Merton, Black et Scholes, issue des travaux de Bachelier, qui datent de 1900 — et qui n’avait aucun sens. Je l’ai proclamé depuis 1960. Cette théorie ne prend pas en compte les changements de prix instantanés qui sont pourtant la règle en économie. Elle met des informations essentielles sous le tapis. (...) Il était inévitable que des choses très graves se produisent. Les catastrophes financières sont souvent dues à des phénomènes très visibles, mais que les experts n’ont pas voulu voir (6). »
Quant au philosophe des sciences du hasard Nassim Nicholas Taleb, qui a longtemps travaillé comme trader à New York, il s’insurge contre « la manière dont on camoufle l’escroquerie intellectuelle derrière les mathématiques (7) ». Car l’un des avantages de l’usage immodéré des signes et des symboles est de créer un rideau de fumée qui brouille les pistes et retranche les initiés du commun des mortels. Comme autrefois le latin, les mathématiques sont devenues le moyen d’asseoir l’autorité des nouveaux clercs, qui prétendent réduire le risque alors qu’ils l’amplifient.
La recherche éperdue de lois qui, comme dans les sciences physiques, pourraient expliquer le fonctionnement du monde est vaine. Andrew Lo, professeur à la Sloan School of Management de l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT) et dissident de la finance de marché, a une formule célèbre : dans les sciences physiques, trois lois expliquent 99 % du comportement, alors que dans la finance, 99 lois expliqueraient au mieux 3 % du comportement (8)...
Pourtant, la contre-révolution n’est pas pour demain. Le succès des quants tient à la conjonction de deux facteurs : les intérêts des intervenants financiers et les promesses de l’alchimie. Mandelbrot, encore : « Les financiers sont très attachés à cette théorie d’une simplicité merveilleuse, que l’on peut apprendre en quelques semaines et dont on peut vivre ensuite toute sa vie (9). »
Quant à l’alchimie, elle a, depuis la nuit des temps, séduit les esprits. Par le biais des équations et des algorithmes, elle transmute le plomb des créances pourries en titres d’or notés AAA. Certaines fictions sont utiles : l’innovation financière, comme l’a expliqué M. Greenspan, crée de la valeur. Et la valeur justifie les bonus...
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Ibrahim Warde.
Professeur associé à la Fletcher School of Law and Diplomacy (Medford, Massachusetts). Auteur de Propagande impériale & guerre financière contre le terrorisme, Agone - Le Monde diplomatique, Marseille-Paris, 2007.
(1) Steve Eder et Karey Wutkowski, « Goldman’s “Fabulous” Fab’s conflicted love letters », Reuters, 26 avril 2010.
(2) « LTCM, un fonds au-dessus de tout soupçon », Le Monde diplomatique, novembre 1998.
(3) Voir « La dérive des nouveaux produits financiers », Le Monde diplomatique, juillet 1994.
(4) Scott Patterson, The Quants : How a New Breed of Math Whizzes Conquered Wall Street and Nearly Destroyed It, Crown Business, New York, 2010.
(5) Alan Greenspan, discours prononcé à Chicago, Illinois, 4 mai 2000.
(6) « Benoît Mandelbrot : “Il était inévitable que des choses très graves se produisent ” », Le Monde, 18 octobre 2009. Cf. aussi Benoît Mandelbrot et Richard L. Hudson, Une approche fractale des marchés.Risquer, perdre et gagner, Odile Jacob, Paris, 2005.
(7) Nassim Nicholas Taleb, Le Cygne noir. La puissance de l’imprévisible, Les Belles Lettres, Paris, 2008.
(8) Pablo Triana, Lecturing Birds on Flying : Can Mathematical Theories Destroy the Financial Markets ?, Wiley, Hoboken, 2009.
(9) « Benoît Mandelbrot : “Il était inévitable que des choses très graves se produisent” », op. cit.
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