« Jérémy, je suis touché. Appelle Catherine. Je vais crever. Dis à mes enfants que je les aime. » Le sang de tous s’est glacé lorsque, mardi, Jérémy Ganz s’est présenté à la barre pour citer les dernières paroles de Fredo, un jeune technicien de maintenance froidement assassiné le 7 janvier 2015 dans la loge du gardien de Charlie Hebdo. Toute la France a revécu en quelques instants ces trois minutes de carnage à l’occasion desquelles le pays bascula pour toujours dans une autre dimension.
Cette semaine, ces survivants — ici le mot n’est pas galvaudé — sont venus raconter ce moment effroyable où Chérif et Saïd Kouachi ont tenté d’assassiner non seulement les journalistes et les caricaturistes de Charlie Hebdo, mais la liberté d’expression elle-même. Le procès des attentats de janvier 2015 qui s’est ouvert la semaine dernière à Paris ne fait que commencer et, déjà, il s’annonce comme une véritable catharsis. Pourtant, ce procès ne sera pas celui des assassins, morts sous les balles des gendarmes. Ni celui d’Amedy Coulibaly qui, dans les jours qui suivirent, assassina de sang-froid une policière et quatre clients d’une épicerie casher pour le seul motif qu’ils étaient juifs.
Ce procès sera plutôt celui des « petites mains » et de ces 14 complices présumés qui auraient fourni la logistique, les armes ou les appartements sans lesquels un djihadiste, aussi doué soit-il, ne peut survivre longtemps. Ces deux mois ont beaucoup à nous apprendre. Ils devraient notamment permettre d’affiner le portrait de ces petits délinquants parmi lesquels se recrutent les candidats au djihad.
La plupart sont en effet issus de la seconde génération de l’immigration. Alors que leurs parents pratiquaient un islam tranquille et bénissaient la France de leur avoir offert l’asile, ces enfants vivent ce qu’il faut bien appeler une crise identitaire. En révolte contre leurs parents pour les avoir arrachés à leur terre d’origine, ils veulent « payer leur dette », comme s’ils se sentaient coupables d’« une liberté offerte dans le pays qui fut leur oppresseur », écrit avec justesse notre collègue suisse Antoine Menuisier.
Contrairement à ce que laissent entendre les discours angéliques sur l’immigration, l’intégration dans une nouvelle société est toujours une souffrance et parfois l’affaire de plusieurs générations. En France comme ailleurs, pour peu qu’ils viennent de milieux difficiles, ces enfants ne possèdent souvent ni les codes de la société d’origine, dont ils ne parlent parfois même pas la langue, ni ceux de la société d’accueil. Ce qui en fait les candidats parfaits à toutes les récupérations idéologiques.
C’est ce que confirme l’inquiétant sondage de l’Ifop que publiait récemment Charlie Hebdo. On y découvre avec stupeur que 74 % des jeunes musulmans de France qui ont moins de 25 ans placent les valeurs de l’islam au-dessus de celles de la République. Pire, 41 % des musulmans de tous âges affirment qu’ils refuseraient de participer à la minute de silence qui fut organisée en hommage aux journalistes assassinés. 25 % y proféreraient même des injures ! Comme si, dans nos pays, l’humanité la plus élémentaire ne prescrivait pas de respecter la mort. Même celle de ses ennemis. Dans une partie certes minoritaire mais non négligeable de la jeunesse musulmane, les frères Kouachi sont devenus des héros.
On trouve là les germes d’une guerre civile de moins en moins larvée dont on voit des manifestations tous les jours. Ce n’est pas sans raison que le président Emmanuel Macron a parlé récemment de « séparatisme islamiste ». Or, cette guerre, la société d’accueil ne la gagnera pas en laissant rogner sa liberté de parole et de dessiner, comme le prêche une certaine gauche plus influencée par l’idéologie des universités américaines que par la population française. Les Français ne s’y trompent pas puisque 60 % d’entre eux estiment que Charlie a eu parfaitement raison de publier ces caricatures. Un taux d’ailleurs en progression.
En république, on peut critiquer toutes les religions et représenter tous les dieux. À moins de revenir à une société d’ancien régime, l’islam ne peut espérer faire exception à cette règle. On délire en imaginant qu’un pays où cette question a été réglée au XVIe siècle par des guerres de religion et au tournant du XXe par le déchirant, et parfois sanglant, débat sur la laïcité pourrait ainsi se plier aux caprices des iconoclastes.
En ces temps glauques où l’on censure des mots indépendamment du sens qu’ils ont dans une œuvre littéraire, où des journalistes sont sanctionnés pour avoir prononcé le nom d’un livre, où le New York Times autrefois prestigieux supprime lâchement les caricatures de ses pages, faudrait-il ajouter à la censure déjà omniprésente ce que le regretté Pierre Falardeau, après La Boétie, appelait la « servitude volontaire » ?
Respecter les musulmans, ce n’est pas se plier à des règles obscurantistes que la plupart de ces mêmes immigrants ont d’ailleurs fuies en quittant leur pays d’origine. C’est au contraire leur donner l’heure juste en permettant à l’immense majorité d’entre eux de devenir les citoyens d’une société ouverte et démocratique où la parole est libre, quitte à être parfois irrespectueuse. La liberté est à ce prix.