Au cours de l’été, Bill Gates et Warren Buffet ont lancé une campagne pour convaincre 400 milliardaires américains de donner la moitié de leur fortune à des œuvres de charité, à des fondations.
Les fondations ont toujours été populaires aux États-Unis. Elles permettent aux riches de mettre leur fortune à l’abri de l’impôt et de s’afficher comme de généreux donateurs.
L’éducation a toujours été une des priorités des fondations américaines. Mais selon Diane Ravitch, auteure de The Death and Life of the Great American School System, la mission et le fonctionnement des fondations a changé au cours des dernières années.
À la différence des fondations Ford, Rockefeller, Carnegie, qui se contentaient d’accepter ou refuser les projets qui leur étaient soumis, les nouvelles fondations veulent imposer leurs choix idéologiques et politiques à la société.
Les Bill & Belinda Gates Foundation, Walton Family Foundation et Broad Foundation, les trois plus actives dans le domaine de l’éducation, décident de ce qu’elles veulent voir accomplir, comment cela doit être accompli et quelles sont les organisations qui peuvent bénéficier de leurs largesses.
Elles s’inscrivent dans la philosophie de ce que la revue britannique The Economist a qualifié de « philanthrocapitalisme », c’est-à-dire qu’elles voient leur dons comme un investissement dont elles s’attendent à ce qu’ils produisent des résultats mesurables.
Concrètement, cela signifie qu’elles vont apporter leur soutien financier à des organismes qui partagent leurs valeurs, soit la concurrence, la déréglementation, les incitatifs matériels et autres approches de marché.
Une autre différence avec les fondations qui les ont précédées est l’importance des sommes en cause. La Walton Family Foundation, créée en 1987 par les fondateurs de Wall-Mart, avait un actif en 2007 de 1,6 milliards $. Elle a versé la même année 241 millions en subventions, principalement à des écoles à charte – c’est-à-dire des écoles privées financées par des fonds publics – bien que les membres de la famille Walton aient fréquenté l’école publique.
La Broad Foundation avait en 2008 des actifs de 2 milliards. Elle a été créée par Eli et Edythe Broad après qu’ils aient vendu leur compagnie d’assurance à AIG pour 18 milliards $ en 1999. Ayant fait fortune comme entrepreneur, Eli Broad ne croit que dans ce qui est mesurable. Il ne croit pas nécessaire que les dirigeants des organisations scolaires aient une expérience pédagogique, mais juge essentiel que celles-ci soient dirigées comme des entreprises privées. « Nous ne connaissons rien sur la façon d’enseigner. Mais nous savons ce que c’est que de gérer », a-t-il déclaré publiquement à New York en 2009.
La Broad Foundation investit principalement dans les écoles à charte et les organisations privées de gestion qui court-circuitent les parcours traditionnels de formation d’administrateurs scolaires. Elle a également investi des millions dans des think tank comme le Center for American Progress dont le leader John Podesta a co-présidé l’équipe de transition d’Obama après son élection à la présidence.
Mais la fondation la plus importante est celle de Bill et Belinda Gates qui bénéficie de l’appui de Warren Buffet. Fondé en 2000, elle a des actifs de 30 milliards $. Dès sa fondation, elle a identifié la faiblesse du taux de diplomation des high schools et des inscriptions dans les collèges comme étant le principal problème du système scolaire américain. Sa solution : fractionner en plus petites unités les high schools trop gros et construire des écoles secondaires pour une population étudiante ne dépassant pas 400 élèves.
Entre 2000 et 2008, la Gates Foundation a investi 2 milliards dans sa campagne pour restructurer le réseau des high schools américains. Plus de 2 600 écoles dans 46 États ont été touchées.
Mais la fondation n’avait pas conscience des désavantages d’écoles plus petites : moins de possibilité de cours avancés en mathématiques et en sciences; une plus petite palette d’activités parascolaires; des ressources raréfiées pour les élèves en difficulté.
Pour de nombreux étudiants, ces écoles ne correspondaient pas à un progrès, mais plutôt un retour à l’école de milieu rural. Bien entendu, les relations sociales étaient plus serrées, mais les possibilités purement scolaires réduites.
Dans certains cas, comme à Denver, on a divisé une école de 1100 étudiants en trois unités indépendantes. Il en est résulté un affrontement entre les directions pour l’utilisation de la bibliothèque, de la cafétéria et du gymnase. Les étudiants intéressés à la musique ou à l’athlétisme ont émigré vers d’autres écoles pour pouvoir bénéficier de ces activités.
En 2008, Bill Gates a finalement reconnu que son investissement de 2 milliards $ dans de plus petites écoles n’avait pas eu le succès escompté. Il a alors identifié une autre cause aux insuccès scolaires des élèves américains : les profs !
Bill et Belinda ont alors invité les leaders nationaux dans le domaine de l’éducation à leur résidence de Seattle pour les informer qu’ils planifiaient dorénavant d’investir des millions dans des programmes basés sur la performance des enseignants. Évidemment, pour ce faire, il fallait instituer des standards et des tests nationaux afin de pouvoir dresser un palmarès des écoles et des profs.
Tout naturellement, les mesures suivantes en ont découlé : fermetures des écoles non performantes, congédiements des profs, ouverture d’écoles privées avec paye au mérite pour les enseignants.
Selon l’auteure de The Death and Life of the Great American School System, les fondations américaines sont en train de déstructurer complètement le système scolaire américain. Mais personne n’ose critiquer Bill Gates ou la famille Walton. « Il y a une aimable conspiration du silence », écrit Diane Ravitch.
Elle enchaîne : « Il y a quelque chose de fondamentalement antidémocratique dans le fait de remettre entre les mains de fondations l’orientation du système d’éducation. Alors que les fondations exigent que les écoles publiques et les profs soient tenus responsables de leurs performances, les fondations n’ont de comptes à rendre à personne. »
En fait, la situation est pire encore. Le président Obama a nommé comme secrétaire au Département de l’éducation – l’équivalent de notre ministre de l’Éducation – Arne Duncan, qui a reçu beaucoup d’argent des fondations lorsqu’elle était superintendante pour les écoles publiques de Chicago.
Arne Duncan s’est adjoint comme chef de cabinet un haut dirigeant de la Gates Foundation et a nommé James H. Shelton III, un autre haut fonctionnaire de la Gates Foundation, pour chapeauter son programme de 650 millions $ Invest in What Works and Innovation Fund.
Arne Duncan a alloué un montant de 4,3 milliards $ pour le programme Race to the Top, un fonds qui a la particularité d’exclure les États qui limitent le nombre d’écoles à charte ou qui interdisent d’établir un lien entre la performance des profs et celle des élèves.
Autrement dit, l’administration Obama a endossé avec enthousiasme les orientations des fondations. Cela n’est pas étranger au fait que les fondations Gates et Broad aient injecté 60 millions pour faire de l’éducation un enjeu majeur de la dernière campagne électorale américaine en faisant la promotion de la mise en place de standards nationaux, d’une journée de classe plus longue et de la paye au mérite.
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Pierre Dubuc est un collaborateur régulier de Mondialisation.ca.
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