Francis Dupuis-Déri (Photo Armand Trottier, La Presse)
Voici le premier d'une série d'entretiens réalisés par notre chroniqueuse Rima Elkouri. Ses tête-à-tête seront publiés tous les dimanches, dans le cahier Plus Lectures.
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En juin, peu de temps avant le départ des soldats de Valcartier pour l'Afghanistan, [Francis Dupuis-Déri écrivait une lettre publique à sa soeur militaire->7225] qui s'apprêtait à aller au front. Sans mâcher ses mots, il lui expliquait pourquoi il était contre sa présence en Afghanistan.
«On vous aura dit que vous partez pour aider à consolider la paix (en faisant la guerre?) et protéger le peuple afghan (en occupant et en bombardant le territoire?) contre des combattants venus de l'étranger (et vous, d'où venez-vous?). Combien d'entre vous reviendront dans des cercueils ou avec des blessures et des handicaps physiques et psychologiques? Combien d'entre vous seront devenus des assassins?» demandait-il.
Quelques jours plus tard, sa soeur, [Catherine Déri, lui répondait, dans une lettre empreinte de candeur et de respect->7300].
Un grand frère, une petite soeur. Lui, intellectuel de gauche, pacifiste, antimilitariste. Elle, militaire convaincue, idéaliste. Un échange épistolaire qui mettait en parallèle deux façons de rêver la même paix, deux univers irréconciliables, liés malgré tout par un amour fraternel. Une manière forte de poser les bases d'un débat sur la mission canadienne en Afghanistan en naviguant du personnel vers le politique.
Deux mois et demi plus tard, c'est un Francis Dupuis-Déri un peu dépassé par cette affaire que je rencontre au café L'Apothicaire de la rue Beaubien. D'abord, il ne s'attendait pas à ce que sa soeur lui réponde. Ensuite, il ne s'attendait pas à ce que ça fasse autant de vagues dans les médias. Quand je lui dis qu'au-delà du human interest, sa façon de poser le débat a suscité une réflexion intéressante, un long silence embêté s'ensuit. «Je sais que j'ai joué cette carte-là, mais ce n'était pas vraiment conscient, dit-il. Je n'avais pas mon équipe de marketing avec moi qui m'a dit : on va jouer la carte du human interest. Et là, je suis pris à gérer ça. Un, ce n'est pas à ça que je veux jouer nécessairement, parce que je veux davantage débattre au niveau des idées. Deux, je ne veux pas parler au nom de ma soeur ou au nom de mes parents.»
Francis Dupuis-Déri, verbomoteur militant de 41 ans, a plusieurs cordes à son arc. Professeur de science politique à l'UQAM, il est aussi écrivain, cofondateur des Zapartistes (groupe d'humoristes engagés), collaborateur au journal satirique Le Couac, ex-membre de la coalition Guerre à la guerre, membre de l'Institut de recherches et d'études féministes, militant contre la répression policière...
Son scepticisme devant les discours militaristes est né bien avant le départ de sa soeur en Afghanistan. Le 12 septembre 2001, au lendemain des attentats du World Trade Center, il devait se rendre aux États-Unis. Il roulait vers la Californie en écoutant les tribunes téléphoniques américaines. Sa méfiance face à la riposte est née là, dans la voiture, en entendant les réactions de colère et de vengeance de «la plus grande puissance du monde qui se faisait avoir par des exactos».
Francis Dupuis-Déri aime qu'on appelle un chat un chat et une guerre une guerre. Quand Jean Charest parle des soldats de Valcartier comme du " bras agissant du pacifisme québécois" ou que le ministre Michael Fortier lui lance au Point que la mission en Afghanistan «n'est pas une guerre», il sourit et s'énerve en même temps. Ben voyons! «L'armée, ce n'est pas un club de philatélie, dit-il. Ils ne s'en vont pas à la chasse aux papillons.»
Le discours de légitimisation de la guerre en Afghanistan est tissé de mensonges, observe le politologue, qui termine un essai sur le sujet. L'un d'entre eux consiste à dire que le Canada n'est pas là pour faire plaisir aux États-Unis. «Un truc qu'on nous dit beaucoup en ce moment, c'est que c'est différent de l'Irak et que le Canada est autonome là-dedans. C'est faux! Le 8 octobre 2001, Jean Chrétien fait des déclarations. Tout de suite, 2000 soldats sur navire sont déployés dans le Golfe persique pour aider l'opération militaire américaine en Afghanistan et, en début 2002, environ 800 soldats canadiens sont envoyés dans le sud en Afghanistan. Plus le temps passe, plus il y a un malaise... On met le parapluie de légitimité qui est l'OTAN. Les Canadiens sont toujours là, mais changent de commandement. On ne va pas me faire croire qu'on n'est pas dans le même sillon.»
Le volet humanitaire de la mission, souvent brandi pour mieux la vendre, Francis Dupuis-Déri le qualifie d'arnaque. «Ça cache le fait qu'une somme minime est consacrée à l'aide au développement par rapport au gaspillage phénoménal de milliards pour l'armement.»
La guerre pour sauver les femmes, il n'y croit pas davantage. «Si la Maison-Blanche, par un effet de sorcellerie incroyable, avait décidé de réviser son protocole d'intervention militaire dans le monde et de maintenant faire la guerre pour sauver les femmes - ce serait une première dans l'histoire de l'humanité - il faudrait qu'elle explique à la population pourquoi elle vient d'accorder 20 milliards de dollars en armement à l'Arabie Saoudite, par exemple, où les droits des femmes sont aussi mal en point qu'en Afghanistan. Il faudrait aussi bombarder l'Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, le Koweït... »
Ce serait quoi une guerre légitime aux yeux de Francis Dupuis-Déri? Un long silence précède une première réponse. «La guerre pour battre Sauron dans le Seigneur des Anneaux?» Sur un ton plus sérieux, le politologue se dit conscient que la politique ne peut pas se faire sans rapports de force. «Je ne suis pas un pacifiste dans ce sens-là. Dans ma perspective des mouvements sociaux, je vais rarement condamner l'action directe ou la perturbation, parce que je considère que beaucoup de nos droits sociaux n'ont pas été gagnés en faisant des vigiles aux chandelles ou en signant des pétitions, mais parce que des gens ont fait de la perturbation. Sans cela, il ne se passe rien. Au niveau des relations internationales, c'est la même chose... Le problème, c'est que selon mes principes plus libertaires ou égalitaires, je me méfie de l'État et des institutions hiérarchiques.»
L'État, dans ce cas comme dans bien d'autres, a ici des intérêts qui n'ont rien à voir avec les beaux principes qu'il prétend défendre, explique-t-il. «Aucun chef d'État ne va dire : nous, on va faire une guerre sale, on va juste massacrer du monde, on va juste prendre des richesses du monde, puis on va dire à nos soldats de violer les femmes, parce que c'est ça qu'on veut faire. (...). Tous les politiciens vont présenter leur guerre comme une défense de la nation ou de la civilisation, du droit, de la justice et de l'honneur.»
Francis Dupuis-Déri espère que la lettre à sa soeur pourra inciter d'autres membres de famille de soldats canadiens à soulever des questions par rapport à la mission. «Elles sont où les blondes de militaires ou les mères ou les pères ou les frères qui disent : moi, j'espère que ce membre-là de ma famille ne va pas mourir, mais je considère qu'il n'est pas là pour les bonnes raisons? Ce qu'on entend, c'est l'inverse : c'est l'honneur, la fierté, la démocratie qu'on construit, "Il est mort en aimant ce qu'il faisait". Sur les 2500, ils sont tous convaincus que c'est ce qu'ils font en ce moment?»
Sont-ils convaincus ou sentent-ils qu'ils n'ont d'autre choix que de se convaincre? La question est demeurée sans réponse. Dans les haut-parleurs du café, Jean Leloup chantait: «Allez hop! Un peu de sincérité. Le monde est à pleurer... »
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