Le député libéral Guy Ouellette a été arrêté hier dans le cadre d'une enquête sur la fuite de documents confidentiels portant sur Jean Charest et l'ex-collecteur de fonds libéral Marc Bibeau. La Presse a reconstitué cette opération secrète menée par six corps policiers qui laisse bien des questions en suspens.
Une équipe secrète d'enquêteurs à pied d'oeuvre depuis des mois
Une équipe secrète formée d'enquêteurs de six services de police différents a arrêté le député libéral Guy Ouellette hier, dans le cadre d'une enquête sur l'origine de la fuite dans les médias de documents confidentiels de l'UPAC liés à l'enquête criminelle sur Jean Charest et l'ex-collecteur de fonds libéral Marc Bibeau.
Selon ce qu'a pu confirmer La Presse, l'arrestation du député de Chomedey, lui-même un ancien policier qui a connu des succès retentissants dans la lutte contre les motards criminels pendant sa carrière, n'était pas prévue hier.
L'équipe spéciale était en train de mener des perquisitions chez un policier actif et un ex-policier, tous deux soupçonnés d'être à l'origine de la fuite de documents confidentiels, lorsqu'elle a obtenu des éléments de preuve qui l'ont convaincue d'arrêter sur-le-champ M. Ouellette. Les deux policiers, eux, n'ont pas été arrêtés, même si l'agent qui est toujours en service a été suspendu avec solde. M. Ouellette a été libéré après avoir été interrogé et il n'est pas accusé pour l'instant. Une perquisition était en cours la nuit dernière à son domicile de Québec.
Selon nos sources, personne chez les enquêteurs ne croit que le député a agi pour tenter d'aider Marc Bibeau ou Jean Charest. Au contraire, le politicien lavallois était connu pour ne pas les porter dans son coeur.
La théorie au centre de l'enquête sur la fuite veut que différents acteurs impliqués à différents niveaux dans les fuites aient agi par vengeance personnelle, par frustration professionnelle ou dans le cadre d'une tentative de putsch contre le commissaire de l'UPAC, Robert Lafrenière.
Dans l'entourage du député, on souligne plutôt que l'enquête sur Jean Charest et Marc Bibeau s'éternisait et qu'il aurait pu, de bonne foi, vouloir faire bouger les choses. On ajoute que Robert Lafrenière ne l'a jamais aimé. Il a été impossible de joindre M. Ouellette hier.
La Fédération professionnelle des journalistes a dit suivre le dossier de près en soirée, puisqu'il implique apparemment des sources journalistiques. « C'est quelque chose qui nous touche, mais nous attendons d'en savoir plus avant de commenter », a déclaré son président, Stéphane Giroux.
À partir d'entrevues avec une demi-douzaine de sources qui ont eu connaissance de diverses parties du dossier, La Presse a pu reconstituer la genèse de l'opération d'hier.
La fuite
Hiver 2017, l'UPAC enquête depuis des années sur le financement du Parti libéral du Québec sous le règne de Jean Charest. L'enquête baptisée Mâchurer est l'une des plus grosses à avoir été menée par l'Unité. Les policiers attendent depuis novembre 2013 d'avoir accès à la preuve saisie dans les bureaux des entreprises de Marc Bibeau, ancien grand argentier du PLQ.
Les avocats de l'homme d'affaires ont contesté la perquisition jusqu'en Cour suprême, ce qui a allongé les procédures de plus de trois ans. En février, la Cour suprême a donné raison aux policiers, qui pourront finalement avoir accès aux documents convoités. Mais en raison de délais de traitement, ils se retrouvent en avril 2017 à attendre toujours la livraison (elle est arrivée depuis).
Toujours en avril 2017, des documents internes de l'enquête Mâchurer sont diffusés par les médias de Québecor : un organigramme, des fiches d'informations sur MM. Bibeau et Charest, des courriels de demande d'assistance, des relevés de voyage sont diffusés. Surtout : une déclaration écrite faite aux policiers par un témoin, l'ex-délégué général du Québec à New York Bruno Fortier, se retrouve intégralement à la télévision et dans les journaux. M. Fortier a fourni beaucoup de renseignements à l'UPAC sur les liens entre Marc Bibeau et Jean Charest.
L'un des reportages laisse entendre que l'enquête pourrait avoir avorté et que cela crée un malaise. Or, les enquêteurs affectés au dossier Mâchurer s'apprêtent justement à recevoir enfin la preuve pour laquelle ils se battent devant les tribunaux depuis des années. Le dossier qui détaille toutes leurs démarches en ce sens est public à la cour.
« Les boss en laissent beaucoup passer, des fuites, mais là, ça devenait criminel, sortir ces documents-là en cours d'enquête », a dit une source policière.
Des sources très proches du dossier prétendent que la fuite a compliqué le travail de l'UPAC dans Mâchurer. Au moins un suspect envoie une mise en demeure à la police. Un témoin important a pris peur et ne veut plus collaborer. Des procureurs de la Couronne craignent que les personnes qui se feront arrêter ne déposent des requêtes judiciaires en alléguant qu'elles n'auront pas droit à un procès juste et équitable.
Équipe secrète
Une enquête criminelle pour abus de confiance et entrave à la justice est alors déclenchée. Puisqu'il s'agit d'une enquête interne et qu'elle pourrait impliquer une lutte de pouvoir contre la direction, certains cadres voudraient confier l'affaire à un corps de police externe.
Mais ce scénario forcerait l'UPAC à remettre au corps de police externe toute la preuve amassée sur Jean Charest et Marc Bibeau, ce qu'elle se refuse à faire. Une équipe spéciale d'une dizaine d'enquêteurs est alors formée.
Une poignée d'enquêteurs de l'UPAC sont affectés à cette mission secrète. À leurs collègues, ils prétendent qu'ils s'en vont à Revenu Québec travailler sur un dossier fiscal et qu'ils seront donc absents du bureau pour quelques mois.
En fait, ils s'installent dans un bureau secret, hors des installations de l'UPAC, et commencent à traquer les responsables de la fuite. Par souci de transparence, on leur adjoint des policiers du SPVM, de la police de Québec, de la police de Longueuil, de la police de Gatineau et de la GRC. L'équipe de filature de Revenu Québec leur donne aussi un coup de main.
Une source a confirmé à La Presse qu'une demande avait même été faite auprès de la GRC pour obtenir deux cadres-conseils qui viendraient encadrer l'équipe. Mais le corps policier fédéral, débordé par les enquêtes antiterroristes et la gestion des migrants à la frontière, ne pouvait se passer de personne à ce niveau.
Le dossier est si délicat que le Directeur des poursuites criminelles et pénales est mis dans le coup. Sa patronne Annick Murphy est tenue régulièrement au courant de l'évolution de l'enquête.
À l'époque, la chasse aux sources journalistiques est dénoncée sur toutes les tribunes, dans la foulée de l'espionnage de plusieurs journalistes dans d'autres dossiers.
Dès le départ, une recommandation est envoyée à l'équipe spéciale pour tenir compte de la commission Chamberland sur l'espionnage des journalistes : on leur suggère fortement de ne pas enquêter sur les journalistes qui ont diffusé les documents et de faire approuver chaque mandat de perquisition par un juge de la Cour supérieure, plutôt qu'un simple juge de paix.
La Presse n'a pas été en mesure de vérifier si ces suggestions ont été suivies à la lettre et, fidèle à son habitude, la direction de l'UPAC est restée muette malgré les nombreuses demandes d'entrevues hier.
Dix témoins rencontrés récemment
Pendant que l'équipe spéciale sur les auteurs des fuites s'activait, les enquêteurs chargés du dossier Mâchurer poursuivaient leur travail en parallèle. En juin, La Presse a révélé qu'ils avaient rencontré divers acteurs politiques afin de les interroger sur un présumé « pont d'or » qui aurait pu être versé à Jean Charest par des entreprises privées pour le convaincre de prendre la direction du PLQ.
Depuis, dix rencontres supplémentaires avec des témoins ont été réalisées, affirment nos sources.
Hier, l'équipe spéciale sur les fuites a mené deux perquisitions chez un policier actif de l'UPAC et un ancien policier qui avait quitté l'unité récemment, afin de chercher des preuves de leur participation à la fuite. L'une des cibles est un ancien collègue de travail de Guy Ouellette à la SQ, qui avait porté plainte contre deux cadres de l'UPAC avant de quitter l'organisme en mauvais termes.
L'apparition de nouveaux éléments de preuve a ensuite précipité l'arrestation de M. Ouellette, pour des raisons que l'UPAC refuse de dévoiler. Une source a confirmé qu'il était dans la ligne de mire de l'UPAC depuis un certain temps, mais qu'une décision à son sujet n'avait pas été prise. Une source policière a déploré le fait que la présence d'un politicien libéral parmi les cibles allait accentuer la pression sur l'équipe spéciale.
« On est rendus du caviar pour les politiciens. Si on fait un move d'un bord, l'autre camp reprend ça à son avantage, et vice versa. Tout le monde veut nous utiliser. On doit faire abstraction de ça », dit cette source.
> Lire la suite de l'article sur La Presse