Après la démocratie - Essai sur la décomposition des démocraties

Notre société est en crise, menacée de tourner mal, dans le sens de l’appauvrissement, de l’inégalité, de la violence, d’une véritable régression culturelle

États américains - impasse budgétaire


Emmanuel Todd parle de son livre "Après la démocratie" (Première partie)

Emmanuel Todd parle de son livre "Après la démocratie" (Deuxième partie)

***
Emmanuel Todd est l’un des meilleurs historiens de sa génération, sans doute aussi le plus attentif au monde actuel et à son devenir. Aussi nous sommes-nous penchés avec intérêt sur son dernier essai : Après la démocratie (Gallimard, septembre 2008, 258 pages, 18,50 €), une analyse sans concession des tendances lourdes de la société française.
***
Emmanuel Todd nous livre un essai à deux facettes : d'une part un coup de gueule d'une violence peu commune contre le président élu par les Français le 6 mai 2007, d'autre part une réflexion sur les motifs qui ont conduit à l'entrée à l'Élysée de Nicolas Sarkozy.
Cette réflexion amène l'auteur, l'un des historiens les plus perspicaces de notre génération, à la vision d'une société en train de basculer dans un régime post-démocratique où une oligarchie lancée dans une folle course aux profits manipule une masse de citoyens en voie de paupérisation, retraités, cadres et intellectuels compris.
Il se soucie moins de juger que de comprendre le sens profond du choix électoral de ses concitoyens, que de toute évidence, il ne partage pas.
La France réelle
Todd rappelle d'abord qu'en ce début du XXIe siècle, la France figure encore parmi les pays les mieux lotis de la planète : niveau de vie élevé, infrastructures et services publics de qualité, fécondité convenable, criminalité faible... Le taux d'homicide reste en particulier très bas. « En 1936, il était de 1,1 pour 100.000 habitants, en 1968 de 0,8, en 2000 de 0,7 comme au Royaume-Uni, contre 0,9 en Allemagne, 1,2 en Suède... » (page 214).
Cette réalité n'a rien à voir avec le catastrophisme du discours présidentiel, qui décrit une société bloquée depuis 50 ans et en proie à l'insécurité ! Mais ce discours, comme une prophétie auto-réalisatrice, pourrait finir par se concrétiser ainsi que le suggèrent certains signes : agitation dans les lycées, grèves dans les services publics, relâchement dans les hôpitaux, découragement dans la police.

Nicolas Sarkozy vu par Emmanuel Todd, extraits :
«Comment Nicolas Sarkozy a-t-il pu devenir président de la République ? Fébrile, agressif, narcissique, admirateur des riches et de l'Amérique bushiste, incompétent en économie comme en diplomatie, cet homme nous avait pourtant révélé, ministre de l'Intérieur, qu'il était incapable d'exercer la fonction de chef de l'État : ses provocations avaient alors réussi à mettre le feu aux banlieues dans l'ensemble du pays» (page 11).
«Infatigable, il a, en quelques mois, exaspéré nos partenaires européens et spécialement les Allemands par sa prétention, affaiblissant la France dans la Communauté. En menaçant l'Iran de bombardements préventifs, en expédiant des soldats français dans le golfe Persique et en Afghanistan, Nicolas Sarkozy a mis en action, simultanément, ses tendances agressives et son incompétence diplomatique : transformer les soldats français en supplétifs de l'Amérique ne peut que ruiner la position de notre pays dans le monde» (page 12).
«Un président hyperactif mais impuissant, pédalant vigoureusement sur une version politique du vélo d'appartement» (page 68).
« Au fond, nous devrions être reconnaissants à Nicolas Sarkozy de son honnêteté et de son naturel, si bien adaptés à la vie politique de notre époque. Parce qu'il a réussi à se faire élire en incarnant et en flattant ce qu'il y a de pire autour de nous, en nous, il oblige à regarder la réalité en face. Notre société est en crise, menacée de tourner mal, dans le sens de l'appauvrissement, de l'inégalité, de la violence, d'une véritable régression culturelle» (page 17).
«Ni au lycée ni à l'université, Nicolas Sarkozy ne fut un brillant sujet. Il a redoublé sa sixième, n'a obtenu aucune mention au baccalauréat et a achevé sans hâte les études de droit qui lui ont permis de devenir avocat... L'incohérence intellectuelle du président bling-bling, sa capacité à dire tout et son contraire, son mépris des bonnes manières, bref son manque d'éducation ont pu plaire aux citoyens qui se considèrent comme des laissés-pour-compte du système éducatif... » (pages 41-43).

École et démocratie
Faisant retour sur l'Histoire, Emmanuel Todd voit deux facteurs à l'origine de la démocratie : l'alphabétisation de masse, indispensable à son amorce, et, plus troublante, la fracture ethnique ou nationale («ethnicisation») !
Pas de démocratie sans alphabétisation : la chose est avérée. On discerne une percée de l'alphabétisation dans toutes les démocraties émergentes, y compris dans la cité antique d'Athènes et bien sûr en France : «Sur la base des signatures au mariage, le taux d'alphabétisation des jeunes adultes était en France en 1686-1690, de 29% pour les hommes et de 14% pour les femmes. En 1786-1790, moment du déclenchement de la Révolution, les hommes étaient à 47%, les femmes à 27%...»
Le match France-Angleterre
En 1990-1991, la France comptait 1.717.000 étudiants quand l'Angleterre n'en comptait que 1.079.000. Mais cette dernière a accompli ensuite, avec Tony Blair (1997-2007), un remarquable effort de rattrapage jusqu'à compter 2.494.000 étudiants en 2004-2005 contre «seulement» 2.269.000 pour la France. «Ce qui est sûr, c'est que l'optimisme des années Blair doit plus à cette révolution éducative qu'à l'acceptation des réformes néolibérales par le New Labour. Imiter l'exemple anglais, ce pourrait être relancer la machine éducative et augmenter les dépenses publiques plutôt qu'assouplir à l'infini le marché du travail et réduire le nombre des enseignants », en conclut Emmanuel Todd (page 62).

Emmanuel Todd se demande aussi si une forme d'«ethnicisation» de la société n'a pas été à chaque fois indispensable à sa consolidation ! Cela est clair à Athènes où les différentes classes sociales n'arrivaient à coopérer que sur le dos des exclus (métèques et esclaves). Cela le fut aussi aux États-Unis où «la présence de Noirs nombreux y stimulait le principe d'égalité entre Blancs (...). Souvent considéré comme le défaut de la démocratie américaine, le racisme était, en réalité, son fondement» (pages119 et 121) !
Et l'Angleterre ? Et la France ? Ces nations se sont pleinement démocratisées à la fin du XIXe siècle, tandis qu'au même moment, elles colonisaient le reste de la planète. Ainsi les citoyens de ces pays, si humbles fussent-ils, pouvaient se targuer d'être supérieurs en droits aux indigènes qui leur étaient soumis. Cela les aidait à supporter l'obligation démocratique de coopérer avec les autres classes sociales.
«Depuis l'élimination des discriminations explicites contre les Noirs aux États-Unis, depuis la fin de l'apartheid sud-africain, il n'existe plus qu'une seule démocratie officiellement ethnique, Israël (...). Sur le plan de la démocratie politique, le système israélien est très proche des formes originelles américaine ou anglaise, et surtout de la formule athénienne du Ve siècle avant Jésus-Christ à cause de la prégnance du fait militaire. Les cités grecques vivaient par la guerre autant que pour la culture, tout comme Israël, installé dans son conflit avec le monde arabe» (page 123).
Cela dit, on peut penser qu'une fois installée, la démocratie n'a plus besoin de ce genre de dérivatif. C'est vrai sous réserve qu'elle ne soit pas altérée par d'autres facteurs comme cela semble le cas aujourd'hui...
Sans religion, point de salut
Emmanuel Todd observe la concomitance en France, à la fin du XXe siècle, entre l'effondrement du parti communiste, des syndicats et celui de la pratique religieuse. «Tout se passe comme si le PCF et l'Église avaient constitué un couple, et que le stalinisme ne pouvait survivre à la disparition de son double négatif (...). Privé d'adversaire, il doute, fléchit et s'effondre,» écrit-il. «Alors commence la quête désespérée du sens qui, banalement, va se fixer sur la recherche de sensations extrêmes dans des domaines historiquement répertoriés : argent, sexualité, violence - tout ce que la religion contrôlait»(pages 25 et 34).
La religion, étymologiquement, désigne tout ce qui relie les hommes. C'est aussi bien la foi chrétienne que le militantisme politique. Quand l'esprit religieux disparaît et avec lui les réseaux de convivialité, les individus se retrouvent seuls et impuissants face aux détenteurs du pouvoir. Dans la France du XXIe siècle, cette solitude et cette impuissance sont aggravées par la défection des classes moyennes supérieures. C'est la conséquence paradoxale d'un trop grand succès du système éducatif !
En effet, l'historien note que dans la France d'autrefois, «une infime partie de la population avait fait des études supérieures, ou atteint de façon informelle ce niveau par le recours à des précepteurs privés». Dans le travail comme dans le loisir ou la religion, ces privilégiés étaient inévitablement en contact avec les classes populaires soit pour collaborer soit pour se combattre. «Le patron se devait d'être paternaliste, l'ouvrier déférent ; et les autres catégories socioprofessionnelles s'inséraient chacune à leur manière dans une pyramide socioreligieuse associant tous les groupes»(pages 82 et suivantes). Aujourd'hui, c'est un tiers de la population adulte qui peut se targuer d'avoir accédé à une éducation supérieure (ou plus exactement «tertiaire»). Il ne s'agit plus d'une élite mais d'une masse !... «Le monde dit supérieur peut se refermer sur lui-même, vivre en vase clos et développer, sans s'en rendre compte, une attitude de distance et de mépris vis-à-vis des masses, du peuple, et du populisme qui naît en réaction à ce mépris», écrit Todd.
La fin des «religions» (christianisme, communisme,...) et le fossé qui s'est creusé entre les classes populaires et les «intellectuels» (33% de la population adulte) ont progressivement mis fin au dialogue entre les classes sociales et compromis le fonctionnement de la démocratie. Profitant de l'absence d'adversaire, la strate supérieure (le 1% de la population qui détient le pouvoir économique) a aujourd'hui le champ libre pour imposer ses vues, conformes à ses intérêts immédiats mais contraires à l'intérêt général. Et l'on en vient au plaidoyer de l'historien en faveur d'un protectionnisme européen (ce que l'on appelait autrefois la «préférence communautaire»).
Yes, we can !
Interpellé sur l'élection aux États-Unis de Barack Obama, qui montre que le facteur racial ne structure plus la démocratie américaine, Emmanuel Todd y voit la conséquence de l'accroissement exponentiel des inégalités sociales dans les dernières décennies. Ces inégalités sont devenues telles qu'elles ont fait exploser tout sentiment de solidarité raciale au sein du groupe blanc. C'est ce qui a rendu cette élection possible !...

Les élites contre le peuple
Pour Emmanuel Todd, la crise de la démocratie résulte clairement du libre-échange. Ce dogme formulé par les représentants des entreprises multinationales et repris en choeur par la classe politique, les intellectuels et les médias, n'a pu s'imposer que par la dénégation du suffrage universel car les citoyens, y compris les petits patrons, y sont pour leur part massivement opposés comme l'a montré le vote sur le traité constitutionnel européen en mai et juin 2005.
Européen de raison, l'historien plaide pour l'application de la «préférence communautaire», principe inscrit dans les traités européens depuis un demi-siècle mais largement oublié et que d'aucuns préfèrent dénigrer sous le vilain mot de «protectionnisme».
Il s'agirait en particulier de faire front à la Chine, qui contourne les règles du libre-échange en sous-évaluant artificiellement sa monnaie avec pour résultat de dynamiter l'industrie européenne. Car le principal défaut de la mondialisation actuelle est dans le «dumping» monétaire pratiqué par la Chine. Celle-ci convertit en bons du Trésor américain son excédent commercial, ce qui revient à exporter à crédit («Achetez maintenant, vous nous paierez demain», dit-elle d'une certaine manière aux consommateurs repus d'Amérique). Le yuan faible prive les ouvriers chinois d'une juste rémunération ; il constitue aussi une concurrence déloyale pour les pays pauvres du Sud, par exemple les producteurs de textiles du bassin méditerranéen.
Les oligarques occidentaux (grande distribution et multinationales) acceptent ce dévoiement du libre-échange parce qu'ils y trouvent tout simplement leur intérêt (à court terme du moins, car leurs enfants pâtiront comme les autres de la société d'inégalités et de violences qu'ils auront générée) : ils s'approvisionnent en effet en Chine en produits à très bas coût (et généralement de qualité médiocre) puis les revendent en Europe à un prix à peine inférieur à celui des produits fabriqués sur le territoire national. Ainsi brisent-ils la concurrence intérieure tout en s'assurant une marge maximale, mais c'est au prix de la ruine des industries nationales et de la mise au chômage de ses salariés (*).
En France, les cinq représentants de la grande distribution ont profité de l'accord multi-fibres pour importer massivement de médiocres textiles chinois sans diminuer leurs prix pour autant. Ils s'approvisionnent de la même façon en vaisselle, électroménager et même mobilier... En résumé, la délocalisation n'est pas une fatalité mais un choix (*), un choix qui revient aux oligarques (*).

Le libre-échange contre les pauvres
Emmanuel Todd pourfend l'idée de gauche selon laquelle la mondialisation et le libre-échange seraient à l'origine d'un plus grand bien-être du tiers monde. D'une part les pays intermédiaires comme ceux du bassin méditerranéen sont plus menacés qu'aucun autre par la concurrence chinoise. D'autre part, «l'alphabétisation de masse, achevée chez les jeunes en Chine, mais qui s'accélère en Inde, explique la chute de la fécondité qui s'affirme dans ces deux pays, et l'augmentation du niveau d'efficacité économique de leurs populations, indépendamment de l'ouverture aux échanges». En Inde, «l'accélération qui s'est produite dans les années quatre-vingts, à 5,9%, a nettement précédé l'ouverture aux échanges et les mesures de libéralisation prises en 1991» (page 162).

La démocratie à l'épreuve
En 2005, Français et Hollandais, consultés par référendum, ont rejeté massivement le traité constitutionnel européen mais celui-ci leur a été resservi tel quel trois ans plus tard. Dès avant le vote du 29 mai 2005, au vu du comportement de la classe dirigeante, une politologue, Anne-Marie Le Pourhiet, a pu se demander dans Le Monde, en mars 2005 si nous n'allions pas vers une forme de «post-démocratie».
Aujourd'hui, nous nous en rapprochons bel et bien si nous suivons l'analyse d'Emmanuel Todd... Il ne suffit pas de voter pour être en démocratie car on vote en Corée du nord comme en Suède, comme dans tous les pays du monde. La démocratie résulte moins de cette pratique que de la vitalité des institutions et des contre-pouvoirs (partis d'opposition, justice, médias,...). De ce point de vue, la France de Sarkozy est plus proche de l'Algérie de Bouteflika que de l'Angleterre de Brown ou de l'Allemagne de Merkel. De part et d'autre de la Méditerranée, nous avons des chefs d'État qui manipulent à leur gré les textes constitutionnels, désignent les responsables des principales institutions et décident des plus grandes comme des plus petites affaires sans en débattre avec quiconque, tout cela étant rendu possible par l'inconsistance de l'opposition politique et la complaisance des médias. Cette situation fait le jeu des partisans du libre-échange et de l'ouverture des frontières.
Todd nous apporte une clé pour comprendre le tropisme «libre-échangiste» de la strate supérieure de la société (1% de la population environ)... Celle-ci n'a qu'un objectif en tête : accroître ses gains, sans autre perspective que d'accumuler les signes ostentatoires de richesse (yachts, hôtels, voitures,...). Et cet objectif passe devant la solidarité nationale ou européenne comme le montre son aspiration à abolir la préférence communautaire mais aussi à payer moins d'impôts. «L'histoire nous montre que les classes supérieures, lorsqu'elles ont conscience d'elles-mêmes, lorsqu'un dessein les anime et qu'elles aspirent à diriger la société, se font un devoir de payer l'impôt, que ce soit un impôt au sens strict ou un impôt du sang dans le cas des noblesses militaires. Une classe dirigeante qui cherche à se débarrasser de ses obligations fiscales et sociales est un groupe en perdition...» (page 179).
S'il n'attend rien de la strate supérieure «libre-échangiste», Todd se veut toutefois rassurant en ce qui concerne la coupure entre les classes populaires et les classes moyennes éduquées : «Rien de définitif dans ce constat : l'appauvrissement en cours des jeunes éduqués supérieurs nous promet un revirement dans les décennies qui viennent». Les violences qui viennent de secouer la Grèce illustrent ce qui attend peut-être la France et le reste de l'Europe dans les années à venir. Mais à défaut de mettre un terme au «libre-échangisme» et à la désindustrialisation de l'Europe, il est à craindre qu'elles débouchent non sur un renouveau démocratique mais sur une crispation autoritaire.
***
Joseph Savès.

Le retour de l'identité nationale
La désignation d'un bouc émissaire est l'ultime moyen de préserver la cohésion nationale quand les systèmes de valeur traditionnels se sont effondrés et que ne subsiste plus que la soif d'enrichissement sans limites de l'oligarchie et la crainte par celle-ci d'une révolte sociale.
Cette crispation identitaire est à l'oeuvre par exemple en Algérie où l'on tente de dresser la population contre les minorités chrétiennes et l'Occident. Elle a refait surface dans la France contemporaine à la faveur de la campagne électorale de 2007 : l'élection de Nicolas Sarkozy, note Todd, «n'a été, en effet, que superficiellement associée à des thèmes économiques rationnels comme la réhabilitation du travail, la réforme de la fonction publique, ou l'encouragement à effectuer des heures supplémentaires. L'essentiel du discours sarkoziste, ainsi qu'on essaye un peu trop de le faire oublier, concernait la question des banlieues, l'immigration et l'identité» (page 127).
Cette tentative devrait faire long feu : Todd observe que le vote Front national et d'extrême-droite, sous un vernis anti-immigré, a exprimé avant tout un rejet des «élites» et un «défi à une classe dirigeante arrogante, capable de martyriser la population par sa politique économique et monétaire, en ignorant ou feignant d'ignorer les problèmes concrets de cohabitation dans les banlieues françaises».


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé