Vu de loin

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« Pourtant, vue de l’étranger, la véritable surprise de ce scrutin, c’est qu’il aura fallu plus d’une génération pour tourner la page du référendum de 1995. »

C’était à la fin de l’été. J’avais quitté la 132 pour rejoindre la côte. Le ciel était bas, ce qui décuplait la majesté du fleuve. La pente était abrupte comme si l’on allait plonger pour toujours dans l’immensité verte. En bas, le Théâtre de la Vieille Forge de Petite-Vallée m’attendait le temps d’un café.


Je me souviens que je m’étais retrouvé seul quelques minutes à peine dans la pénombre de cette salle dont les murs étaient littéralement couverts d’affiches des plus grands monuments de la chanson québécoise. Ils étaient tous là à me regarder, les Félix, Vigneault, Julien, Léveillé, Leyrac, Lelièvre, Ferland et quelques autres. Morts ou vivants, ils me fixaient dans le clair-obscur comme s’ils voulaient désespérément comprendre pourquoi on les avait trahis. Pourquoi on leur avait dit non à deux reprises, eux qui marchaient d’un pas allègre sur un air de guitare vers le pays. Je sais que ce n’est pas un sentiment à la mode, mais j’ai eu honte, ce jour-là.


Heureusement, le sourire de la serveuse m’a sorti de ma torpeur. C’est le souvenir qui m’est revenu à l’esprit en apprenant à plusieurs milliers de kilomètres de chez nous la déroute du parti de René Lévesque. Je ne comprends pas que certains se réjouissent. Il n’y a que les barbares pour danser sur les tombes. « Vous n’avez pas été digne de ce pays ; c’est pourquoi il brûle », écrivait dès 1983 Pierre Vadeboncoeur dans une lettre tirée d’un recueil de sa correspondance avec Hélène Pelletier-Baillargeon qui paraîtra la semaine prochaine (Le pays qui ne se fait pas, Boréal).


Mais les peuples fiers cachent leurs plaies et c’est ce que j’entends ces jours-ci, malgré la distance. C’est ce que je fais moi-même avec mes amis français qui affichent un sourire compatissant depuis au moins dix ans chaque fois qu’ils entendent évoquer d’une manière ou d’une autre ces moments de grâce envolés.


  


Pourtant, vue de l’étranger, la véritable surprise de ce scrutin, c’est qu’il aura fallu plus d’une génération pour tourner la page du référendum de 1995. L’ironie du sort veut d’ailleurs que le Québec se détourne de ce débat au moment précis où le monde entier voit les identités nationales revenir à l’avant-scène.


On peut ne pas aimer les mots que l’on entend, on peut rêver d’un débat plus civilisé, comme sut le faire le PQ pendant un demi-siècle. Pourtant, de la Hongrie au Royaume-Uni, en passant par les États-Unis, l’identité est redevenue la grande question de l’heure. Comme si, à force d’avoir été en avance, le Québec se retrouvait aujourd’hui à la traîne. Mais ce décalage n’est peut-être qu’apparent. Et cette élection, moins anachronique qu’on pourrait l’imaginer. De Washington à Budapest en passant par Londres et Paris, partout le clivage entre la gauche et la droite s’efface au profit de nouveaux enjeux repoussant dans la marge les partis qui n’ont pas eu l’intelligence de s’en apercevoir à temps.


En France, Emmanuel Macron l’a compris le premier en unissant les libéraux de droite et de gauche sur un programme européiste aux accents multiculturels. L’Italie est aujourd’hui gouvernée par une alliance insolite entre un parti de centre gauche et un autre d’extrême droite sous le thème « Les Italiens d’abord ». Au Royaume-Uni, le Brexit a profondément fissuré les rangs des deux principales formations. Au point que les anciennes circonscriptions ouvrières du Parti travailliste, pourtant depuis longtemps européiste, ont voté pour. En Europe de l’Est, l’affrontement est frontal entre une Europe perçue comme ultralibérale, attachée aux seuls droits de l’individu, et ces vieilles nations longtemps humiliées par l’histoire qui n’entendent pas sacrifier leur mode de vie, quitte à prendre quelques libertés avec la démocratie.


Le Québec n’échappe ni au « dégagisme » ambiant ni à ces nouveaux clivages. Si le débat national a été mis de côté, il n’a pas été remplacé par un clivage droite-gauche. Loin de là ! Ceux qui croyaient l’emporter en brandissant leur progressisme vertueux auront été déçus. Ce n’est pas sur ces questions que se sont démarqués les deux partis arrivés en tête, tous deux de droite et fédéralistes. Comme ailleurs, le clivage s’est fait entre un parti ultralibéral et multiculturaliste attaché aux seuls droits individuels (ne représentant plus que les anglophones et les immigrants) et un parti légèrement nationaliste et plus conservateur surtout inquiet d’une immigrationqui est, rappelons-le, l’une des plus élevées au monde.


Il faut une énorme dose d’ignorance pour qualifier François Legaultde populiste à la Orban comme on l’a fait dans la presse française. Mais est-ce un hasard si ce dernier est le seul dans cette campagne à avoir osé prononcer, même timidement, le mot « identité » ? Lorsqu’il sera dès la semaine prochaine au Sommet de la Francophonie, en Arménie, François Legault ne sera peut-être pas en terrain si étranger.


> La suite sur Le Devoir.



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