Présentation de l’ouvrage de Guillaume Cuchet (2018) donnée par l’historien Jean-Claude Dupuis à l’occasion d’un colloque tenu le 26 octobre 2019 à Québec.
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Selon Jean-Jean-Paul Willaime, sociologue titulaire depuis 1992 de la chaire « Histoire et sociologie des protestantismes », « les églises les plus libérales ne touchent pas les dividendes sociaux de leur adaptation à la modernité », elles perdent en fait des membres alors que les églises plus conservatrices ou évangéliques, plus orthodoxes, en gagnent.
Billet originel du 18 avril 2018
Dans un livre nourri de statistiques impressionnantes, Guillaume Cuchet (ci-contre) a fait une analyse minutieuse de l’effondrement du catholicisme en France.
Le recul du catholicisme en France et au Québec depuis les années 1960 est un des faits les plus marquants et pourtant les moins expliqués de notre histoire contemporaine. S’il reste la première religion des Français, le changement est spectaculaire : au milieu des années 1960, 94 % de la génération en France étaient baptisés et 25 % allaient à la messe tous les dimanches ; de nos jours, la pratique dominicale tourne autour de 2 % et les baptisés avant l’âge de 7 ans ne sont plus que 30 %. Comment a-t-on pu en arriver là ? De quand date la rupture ? Quelles en ont été les causes ? Ces questions hantent le monde catholique qui se retrouve perdu dans ses vêtements d’hier devenus trop amples et dont les différentes composantes ont eu tendance par le passé à s’accuser mutuellement d’avoir provoqué la « catastrophe ». Il est vrai que l’événement résiste à l’analyse.
Au seuil des années 1960 encore, le chanoine Boulard, qui était dans l’Église française le grand spécialiste de ces questions, avait conclu à la stabilité globale des taux dans la longue durée, même s’il notait une pente légèrement déclinante qui préservait a priori de toute mauvaise surprise. Or, au moment même où prévalaient ces conclusions rassurantes et où s’achevait cette vaste entreprise de modernisation de la religion que fut le concile Vatican II (1962-1965), il a commencé à voir remonter des diocèses, avec une insistance croissante, la rumeur inquiétante du plongeon des courbes.
Normalien, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Est-Créteil, spécialiste d’anthropologie religieuse, Guillaume Cuchet a repris cette question en se fondant sur l’étonnante richesse des statistiques dont nous disposons.
Guillaume Cuchet a repris l’ensemble du dossier : il propose l’une des premières analyses de sociologie historique approfondie de cette grande rupture religieuse, identifie le rôle déclencheur de Vatican II dans ces évolutions et les situe dans le temps long de la déchristianisation et dans le contexte des évolutions démographiques, sociales et culturelles des décennies d’après-guerre.
Selon le normalien Cuchet, le concile de Vatican II a joué en France un rôle déclencheur dans le décrochage massif de la pratique et l’éloignement progressif des fidèles catholiques depuis le milieu des années 1960. C’est l’une des conclusions de cet essai.
Analysant avec rigueur les causes du retournement de ce qui avait été presque unanimement salué comme un « printemps de la foi », Guillaumet Cuchet pointe la révolution qui a fait renoncer l’Église à centrer sa prédication sur les fins dernières (le but de la vie, la mort, la résurrection, le salut) pour l’axer sur la tolérance, l’œcuménisme, et la liberté religieuse comme autant de signes de sa réconciliation avec la modernité. Mais en cessant de se présenter comme l’arche qui permet de conduire les âmes au Salut éternel, en se redéfinissant comme une communion chargée d’annoncer au monde la Miséricorde de Dieu et le Salut pour tous, elle sapait à la fois les notions de Péché, de Jugement, de Purgatoire et d’Enfer. [Voir les manuels d’ECR où ces notions sont absentes [PDF], à dessein selon le Bureau d’approbation du matériel didactique.]
À terme, cette attitude sapait l’idée même que l’Église puisse définir des dogmes devant lesquels s’incline la raison de chacun, puisse imposer des obligations morales qui entravent la liberté de comportement (la « licence »). Quelle valeur pouvait, dès lors, conserver ses enseignements et sa prétention à guider les consciences si chaque homme était invité à prendre pour guide sa propre conscience ? Pourquoi continuer à observer des commandements si le Salut éternel était assuré quoi qu’il en soit à tous les hommes ?
Guillaume Cuchet pour son livre « Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement » (Seuil) et Christophe Dickès pour son livre « Le Vatican. Vérités et légendes » (Perrin)
Extraits d’un entretien dans le Figaro
Le Figaro. — Vous dites que Vatican II a été le « déclencheur » de l’effondrement de la pratique. Pourquoi ?
Guillaume Cuchet. — Je suis reparti des constats faits à l’époque par le chanoine Boulard qui était le grand spécialiste de ces questions dans l’Église. Les courbes plongent brutalement autour de 1965, l’Église perdant du quart au tiers des pratiquants du début des années 1960 (des jeunes surtout) en deux ans. Il faut bien qu’il y ait eu un événement derrière une telle rupture et on ne voit pas bien quel autre que le concile pourrait avoir joué ce rôle-là. Mai 1968 a amplifié une vague qu’il n’a pas créée. On a eu longtemps du mal à en convenir dans l’Église parce qu’on avait peur, ce faisant, d’apporter de l’eau au moulin des adversaires du concile qui ont depuis longtemps planté leur drapeau noir sur cette fâcheuse « coïncidence ». Ma thèse est que le concile a non pas provoqué la rupture au sens où elle aurait pu ne pas avoir lieu sans lui, puisqu’elle a eu lieu dans les pays protestants et qu’elle procède de causes socioculturelles plus larges, mais qu’il l’a déclenchée tout en lui donnant une intensité particulière.
Toute la question — mais combien complexe — est de savoir ce qui dans le concile (dans ses textes, leur interprétation, la manière dont ils ont été appliqués, ses effets indirects) a pu jouer un tel rôle. La réforme liturgique, adoptée dès décembre 1963, a un peu obsédé la discussion. Elle a masqué à mon avis un changement plus décisif intervenu dans le sens même de la pratique : la sortie brutale de la culture de la pratique obligatoire sous peine de péché grave longtemps très insistante en catholicisme.
Le Figaro. — Dans la « carte Boulard » présentant une photographie de la France chrétienne, avant l’effondrement, on voit des disparités géographiques très importantes. À quoi sont-elles dues ?
Guillaume Cuchet. — La première édition de la Carte religieuse de la France rurale date de 1947. C’est un des documents les plus fascinants de l’histoire de France. Elle montre à la fois l’ampleur des contrastes religieux régionaux (sans équivalent ailleurs en Europe) et une géographie d’ensemble de la France chrétienne très singulière. Un même dimanche des années 1950, la pratique pouvait varier de 100 % dans un bourg du nord de la Vendée à 0 % dans le Limousin. En quelques kilomètres on pouvait changer de monde religieux.
Annette Wieviorka (aux questions intéressantses mais à la diction saccadée)
reçoit Guillaume Cuchet sur RCJ
La France chrétienne recouvrait tout l’Ouest, le Nord, l’Est lorrain, alsacien, vosgien, le Jura, le Nord des Alpes, tout le rebord Sud-Est du Massif central (de la Haute-Loire au Tarn ou à l’Aveyron), le Pays basque et le Béarn. Inversement, une « diagonale du vide » courait des Ardennes au Sud-Ouest en passant par tout le Bassin parisien et l’Ouest du Massif central, avec des prolongements dans la vallée du Rhône, le Languedoc, la Provence. Cette carte est née pendant la Révolution française. Les pays qui ont accepté la politique religieuse de la Révolution sont généralement devenus les « mauvais » pays religieux des XIXe et XXe siècles, et vice versa.
Le Figaro. — Cette carte est-elle toujours d’actualité ?
Guillaume Cuchet. — Elle n’a pas totalement disparu, mais elle n’existe plus vraiment comme carte de la pratique et des croyances, plutôt comme carte culturelle et anthropologique. Par exemple dans la carte des dons du sang en France, ce qui n’est pas tout à fait anodin symboliquement.
Le Figaro. — Tout un discours dans l’Église au moment de ce tournant a été de dire que la qualité finirait par l’emporter sur la quantité, et que c’en était fini d’un christianisme « sociologique ». Quels ont été les effets de ce discours ?
Guillaume Cuchet. — On doit cette expression de catholicisme « sociologique » à Gabriel Le Bras, qui a fondé la sociologie religieuse dans les années 1930. Le fait que le catholicisme, censé procéder de convictions intimes, avait une sociologie et une géographie particulières stables dans la longue durée, montrait l’importance des facteurs collectifs dans le maintien ou la perte de la foi. Le Bras n’était pas très optimiste sur la teneur en christianisme « réel » du catholicisme de nombre de ses contemporains. Le décrochage des courbes dans les années 1960 a souvent été interprété comme le résultat d’une sorte d’opération-vérité terme de laquelle ne seraient plus restés dans l’Église que les fidèles vraiment convaincus. Vérité historique ou philosophie de la misère ?
C’est bien difficile à dire, mais l’historien note qu’en France, depuis les lendemains de la Révolution, chaque génération de catholiques a eu plus ou moins le sentiment d’être la première à avoir une foi vraiment personnelle ! En réalité, c’est le concept même de religion « sociologique » qui est problématique. Les catholiques d’aujourd’hui, qu’on ne soupçonnera pas de l’être par pur conformisme social, ne sont-ils pas eux aussi pour la plupart les enfants d’une certaine « sociologie », s’il faut entendre par là les efforts accomplis par leurs parents pour leur transmettre la foi ?