L’exercice irrégulier du National Intelligence Assesment (NIE) a toujours été passionnant, ces dernières années, entre Langley, siège de la CIA, et Washington, où siège la Maison-Blanche du président en cours. On doit se rappeler l’aventure épique du NIE 2007, où cette analyse générale de tous les services de renseignement US, coordonnée par la CIA, venait contredire la position officielle du gouvernement US, – dans tous les cas, ses fractions les plus extrémistes qui tenaient (et tiennent toujoiurs) le haut du pavé, – concernant la nucléaure iranien. (Voir notamment le 6 décembre 2007 et le 7 décembre 2007.
Cette fois, il semblerait qu’un NIE serait sur le point de se boucler, concernant la situation syrienne, et qui viendrait contredire sur de nombreux points la position officielle de l’administration. C’est l’ancien officier de la CIA Philip Geraldi, devenu commentateur indépendant et donc “dissident” mais toujours en bons termes avec des “sources” au sein de la CIA, qui donne les premières précisions sur la chose, le 20 juillet 2012, sur le site deThe American Conservative.
«The intelligence community is giving the Obama White House some serious pushback over Syria. A not-yet-completed National Intelligence Estimate on the Syrian situation is stalled in a familiar limbo between Langley and the White House because the report does not support administration representations of what is taking place. It paints a bleak picture of post-Assad Syria and reveals that the Free Syria Army is much smaller than it claims to be, that its leadership has been infiltrated by the Muslim Brotherhood, and that many insurgents have a demonstrated radical agenda. Most damaging of all, the report cites extensive information derived from technical intelligence to make the case that many of the deliberate massacres of Syrian civilians can be attributed to militants rather than to the government of Bashar al-Assad. It seems that the rebels have not been careful when speaking over cell phones about what they have been up to.»
Geraldi est un des quelques “dissidents” de la CIA qui, ayant démissionné pour des raisons évidentes d’éthique et d’indépendance de leur travail, constituent un des canaux relayant pour le public certaines positions internes de la CIA qu’on peut juger approchantes de la “dissidence” par rapport aux manipulations-Système des directions politiques et des élites subverties par le Système. Pour cette raison, les informations qu’il diffuse ont toujours un intérêt certain et un crédit raisonnable. L’annonce que Geraldi fait du bouclage en cours d’un NIE concernant la Syrie doit donc être accueillie avec attention et intérêt parce qu’elle concerne certainement un événement en cours, et qu’un NIE constitue institutionnellement un document de très grand poids. De là à ce qu’il reçoive la publicité qu’il mérite, c’est une autre histoire, et Geraldi nous le dit bien avec sa phrase selon laquelle le rapport se trouve dans une zone intermédiaire et incertaine entre Langley (la CIA) et la Maison-Blanche parce qu’il contredit clairement la narrative officielle sur la situation syrienne («… is stalled in a familiar limbo between Langley and the White House because the report does not support administration representations of what is taking place»).
La bataille qui va s’engager va se faire à coups de fuites diverses. Le problème, du point de vue du groupe qui veut faire sortir le NIE dans le public d’une façon efficace, est de trouver les bons relais médiatiques et la publicité d’effet immédiat, avec comme résultat recherché une publication du rapport dans les conditions optimales d’effets médiatiques. A cet égard, Geraldi est, avec son texte, une sorte d’“avant-garde” dont le but est de tâter le terrain autant que d’alerter les relais recherchés. Il n’y a donc là aucune règle établie, aucune procédure ferme, ce qui mesure l’état décomposé et de dissolution des structures du gouvernement à Washington et dans le complexe de sécurité nationale. La publicité du NIE, ou du moins de ses principales orientations et conclusions, ne répond à aucune règle précise d’une façon formelle, parce que ce document est au départ considéré comme central pour la sécurité nationale du pays et doit donc traité comme tel : protégé dans ses sources et pour les positions de ses participants, et dans certains de ses détails, mais diffusé publiquement dans ses grandes lignes et ses conclusions fondamentales. Il s’agit donc, pour le faire connaître ou pour le faire disparaître (disons “l’étouffer”), d’une bataille d’influence et d’une bataille de centres de pouvoir aux intérêts divergents. Pour les conditions que nous connaissons, cela implique simplement une bataille entre la narrativeinstitutionnalisée et une vision très documentée de la vérité de la situation. (La bataille pour le NIE 2007, à nouveau, est exemplaire à cet égard.) On verra qui l’emportera. Nous pensons dans tous les cas que la publication de ce NIE aura effectivement lieu, dans un délai de quelques semaines, voire de quelques mois (sera-t-il bloqué d'ici l'élection présidentielle ?) ; que la seule inconnue, comme nous l’avons dit plus haut, est la publicité et l’accueil qui lui seront faits. Dans tous les cas, cette publication sera un fait politique, plus ou moins connu, et il aura la vertu d’amener un désordre encore plus grand, plus ou moins grand selon son écho, dans lanarrative du bloc BAO, – laquelle, bien entendu, ne changera pas pour si peu, bien que tout le contenu la contredise absolument…
En effet, sur le contenu et d’après ce que Geraldi laisse entendre, aucune surprise (pour nous, s’entend). Lanarrative du bloc BAO est bien une narrative, d’une façon massive et largement désordonnée. L’“opposition” syrienne est gangrenée par des infiltrations nombreuses, notamment d’extrémistes islamistes et de supplétifs et mercenaires divers, les uns fonctionnant à l’idéologie, les autres à la corruption et la rétribution à partir de masses d’argent venues principalement du Qatar et d'Arabie, avec l’habituelle intervention de groupes US dans le même sens, certains de centres opérationnels de la CIA (rien à voir avec les analystes du NIE) et d’autres de centres privées engagées dans l’industry of regime change. Les précisions que donne Geraldi sur l’interception des communications des “rebelles” sont intéressantes également, en montrant l’espèce de sentiment d’impunité qui habite certains acteurs, les échanges sans la moindre dissimulation sur les montages qu’ils ont réalisés à l’occasion de certains “massacres” attribués aux troupes syriennes effectués par eux-mêmes : ceux-là, au moins, sont conscients du “travail” qu’ils font («…many of the deliberate massacres of Syrian civilians can be attributed to militants rather than to the government of Bashar al-Assad. It seems that the rebels have not been careful when speaking over cell phones about what they have been up to»)
On distingue assez bien les conditions de fonctionnement de l’“opposition” syrienne, qui confirment les hypothèses généralement faites. A côté de groupes recherchant effectivement un changement politique qu’ils jugent justifié, s’est greffée une masse énorme de groupes idéologiques, de groupes de mercenaires rétribués ou de groupes de délinquants également rétribués, qui agissent d’abord pour leurs intérêts propres en participant au renforcement de la narrative générale qui s’est installée comme inspiratrice et moteur exclusif de la politique du bloc BAO. Il n’y a rien de véritablement construit dans tout cela, sinon une poussée générale de l’industry de regime change pour un seul but, qui a la vertu de la radicalité et de la simplicité et qui est devenu le seul argument de cette politique sans le moindre souci ni le moindre intérêt pour les conséquences : la chute d’Assad. Cette “politique” manipulée par la narrative enfantée par le Système, selon ses automatismes, est donc une politique fondamentalement de désordre, et créatrice de désordre. Ses acteurs rattachés (les idéologues et les mercenaires de l’“opposition”) fonctionnent de cette façon, – en désordre, sans s’en cacher le moins du monde dans les informations qu’ils échangent. Une publication à venir de cette NIE sera un point intéressant parce qu’elle permettra de mettre un sceau officiel sur cette description de la situation syrienne. Encore une fois, lanarrative ne changera pas pour si peu, mais elle sera structurellement un peu plus fragilisée, ce qui peut être payant dans certaines circonstances provoquées par des évènements inattendus.
Mis en ligne le 21 juillet 2012 à 06H18
(nombreux liens dans le texte original)
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