Les partis politiques amassent une grande quantité de données personnelles pour cibler les électeurs sans avoir à rendre des comptes à quiconque. Mais la Colombie-Britannique pourrait bien forcer les partis fédéraux à revoir leurs pratiques de collecte d’informations.
Les informations recueillies par les partis peuvent être utilisées pour envoyer des publicités ciblées.
La semaine dernière, le professeur Michael Geist, de l’Université d’Ottawa, a eu une désagréable surprise en ouvrant sa boîte aux lettres.
Parmi les factures et les envois publicitaires, il trouve un dépliant intitulé Qui est le véritable ami d'Israël et de la communauté juive au Canada? Le document compare les politiques des conservateurs à celles des libéraux à l’égard de l’État hébreu.
Cette campagne publicitaire qui vise une communauté culturelle spécifique émane du Parti conservateur du Canada.
« Ça me préoccupe parce qu’à l’endos se trouvent notre nom de famille et notre adresse. Ce dépliant n’a pas été envoyé à tout le monde, mais – vraisemblablement – aux membres de la communauté juive. Or, on connaît depuis longtemps les dangers d’établir des listes de personnes juives », souligne le professeur, dont les grands-parents ont survécu à l’Holocauste.
Il aimerait bien savoir comment les conservateurs ont obtenu des informations aussi personnelles à son sujet.
Des bénévoles effectuant du porte-à-porte ont-ils noté la présence d’un objet religieux à l’entrée de sa résidence? Le parti a-t-il acheté des listes de membres d’une organisation juive sans son consentement?
Impossible de le savoir car, au Canada, les partis politiques fédéraux ne sont pas assujettis aux lois sur la protection de la vie privée qui gouvernent pourtant la fonction publique et le secteur privé.
Une collecte « intrusive »
Depuis des mois, les candidats des partis et leurs bénévoles cognent aux portes afin d’identifier leurs sympathisants et d’influencer les indécis. Mais ces équipes n’amassent pas que des informations sur les intentions de vote. C’est une occasion en or pour amasser une multitude d’autres détails, souvent à l’insu des électeurs.
« Est-ce qu'il y a des jouets dans l'entrée? Est-ce que la personne qui nous ouvre la porte est membre d'une minorité visible? Est-ce qu'il y a des animaux dans la maison? Si la télévision ou la radio joue, on va relever ce qui est écouté, donc c'est très intrusif », constate Thierry Giasson, professeur de sciences politiques à l’Université Laval.
« Les gens qui ouvrent leurs portes aux militants des partis politiques ne savent pas qu'on est en train de faire ça », dit-il.
Un simple autocollant de NASCAR, l’association américaine des courses de voitures de série, apposé sur une camionnette garée devant la résidence est un indice révélateur pour les stratèges : il s’agit probablement d’un sympathisant du Parti conservateur.
« Les partis veulent que leurs [bénévoles] sur le terrain deviennent des anthropologues qui observent et amassent le plus d’informations possible sur les électeurs », selon Susan Delacourt, journaliste au Toronto Star et auteure du livre Shopping for Votes (Magasinage de votes).
Sous la gouverne de Stephen Harper, les conservateurs ont largement dominé cette guerre des données en investissant dans une puissante base de données sur les électeurs et en achetant des données de consommation, comme des listes d’abonnés de magazines.
Après leur cuisante défaite de 2011, les libéraux ont investi des millions de dollars afin de rattraper les conservateurs.
Ils ont acheté les outils de collecte de données du Parti démocrate américain et adopté les méthodes qui ont fait le succès du président Barack Obama : récolter des informations sur les électeurs sur les réseaux sociaux et leur envoyer des publicités microciblées grâce à Facebook.
L’usage de ces données aurait contribué à la victoire surprise des libéraux en 2015, selon des stratèges qui se sont confiés à Susan Delacourt.
« La perception générale, c’était que Justin Trudeau leur a procuré la victoire. Mais ce sont les données qui leur ont permis d’obtenir une majorité des sièges, car pendant les deux dernières semaines de la campagne, ils savaient exactement dans quelles circonscriptions ils devaient concentrer leurs ressources », dit-elle.
Le scandale Facebook
Si, au lendemain de l'élection de 2015, les partis n’hésitaient pas à se vanter de leurs prouesses électorales grâce aux données amassées sur les électeurs, tout a changé avec le scandale de Cambridge Analytica, qui a éclaté en 2018.
Cette entreprise britannique a obtenu les données personnelles de plus de 50 millions d’utilisateurs de Facebook, dont 600 000 Canadiens, sans leur consentement.
Ces données ont été utilisées pour dresser le profil psychologique de ces utilisateurs et pour envoyer aux indécis des publicités provocatrices les incitant à voter en faveur du Brexit, au Royaume-Uni, et de Donald Trump, lors de la campagne présidentielle américaine de 2016.
Dans la foulée du scandale, les libéraux se sont retrouvés eux aussi sur la sellette.
En 2016, leur bureau de recherche avait conclu un contrat de 100 000 $ avec Christopher Wylie, un Canadien qui travaillait pour Cambridge Analytica et qui est depuis devenu un lanceur d’alerte.
Devant un comité parlementaire à Ottawa, Wylie a nié avoir effectué un profilage psychologique similaire pour le compte des libéraux.
Montrer patte blanche
« Dans la foulée du scandale, tant au Québec qu'au fédéral, les partis ont vite montré patte blanche et dit que leurs propres pratiques étaient respectueuses [de la vie privée] », se rappelle le professeur Thierry Giasson. « Les partis ont alors dit qu’ils n’utilisaient que des données qui leur étaient transmises volontairement. »
Mais les électeurs doivent croire les partis politiques sur parole puisque ceux-ci n’ont aucune obligation de divulguer aux électeurs le contenu des informations qu’ils détiennent à leur sujet.
Ni les libéraux ni les conservateurs ne sont chauds à l’idée d’être assujettis à une loi fédérale sur la protection de la vie privée. Seuls le Nouveau Parti démocratique (NPD) et le Parti vert réclament que les partis fédéraux soient encadrés par une telle loi.
Le parti au pouvoir au fédéral, c'est le Parti libéral. Il tire un bénéfice clair de l'usage de ces données. Les partis politiques sont en conflit d'intérêts sur cette question.
La seule mesure adoptée par le gouvernement libéral a été d’obliger les partis à publier leur politique d’utilisation des données sur leur site web.
Cela est loin d’être suffisant, selon Daniel Therrien, le commissaire à la protection de la vie privée du Canada.
« Dans la loi, il n'y a aucune exigence quant au contenu de ces politiques [d’utilisation des données]. Les partis peuvent y mettre n'importe quoi. Et surtout, il n'y a personne d'indépendant pour aller vérifier que les politiques sont véritablement mises en place », déplore-t-il.
La ministre responsable des Institutions démocratiques, Karina Gould, croit que le Parlement devra mener d’autres études avant d’imposer une loi sur la protection de la vie privée aux partis politiques.
« Je crois fondamentalement que les partis politiques sont différents des entreprises privées. Ils n'ont pas de but lucratif et ils ont un rôle à jouer avec l'engagement des gens », estime-t-elle.
Ottawa mis au pas par la Colombie-Britannique
En l’absence d’une loi fédérale, Ottawa pourrait bien se faire forcer la main par la Colombie-Britannique.
Cette province est la seule au Canada où les partis politiques sont assujettis à une loi sur la protection de la vie privée, tout comme la fonction publique et le secteur privé.
En vertu de la loi provinciale, les partis doivent obtenir le consentement des électeurs avant de recueillir des données à leur sujet ou même d’en faire l’analyse.
« Le consentement est au centre de tout. Les partis politiques peuvent toujours faire certaines analyses de données. Ils n’ont qu’à demander la permission à l’électeur, ce qui n’est pas trop difficile dans la plupart des cas », dit Michael McEvoy, commissaire à la vie privée de la Colombie-Britannique.
De plus, chaque électeur de la province peut réclamer les informations détenues à son sujet par les partis politiques provinciaux. Les partis doivent divulguer ces informations aux électeurs dans les 30 jours suivant la demande.
« La démocratie en Colombie-Britannique ne s'est pas effondrée, constate Thierry Giasson. Et les partis politiques en Colombie-Britannique acceptent de fonctionner dans un régime plus contraignant. »
Cette loi provinciale pourrait avoir des répercussions importantes sur la scène fédérale.
À la fin du mois d’août, le commissaire à la vie privée de la province a émis une ordonnance qui est passée presque inaperçue dans le brouhaha de la campagne fédérale.
À la suite d’une plainte déposée par des électeurs qui ont reçu, à leur adresse courriel personnelle, des messages non sollicités du NPD fédéral, le commissaire McEvoy a statué que les partis politiques fédéraux actifs dans la province étaient assujettis à la loi provinciale sur la protection de la vie privée.
Selon le commissaire, en l’absence d’une loi fédérale encadrant les partis politiques, c’est la loi provinciale qui s’applique.
Le NPD avait 30 jours pour contester cette ordonnance devant les tribunaux, mais il ne l’a pas fait.
Selon Teresa Scassa, professeure de droit à l’Université d’Ottawa, cette ordonnance aura des conséquences immédiates pour la plupart des partis fédéraux, à l’exception du Bloc québécois, qui n’est présent qu’au Québec.
Elle croit que les partis devront ajuster leurs pratiques à l’échelle du pays en adoptant les normes plus restrictives de la Colombie-Britannique.
« Pour les partis fédéraux, c’est assez difficile de séparer les activités régionales des activités nationales, car il y a un partage de renseignements », explique Mme Scassa, qui préconise une seule politique avec un niveau élevé de protection, comme en Colombie-Britannique.
Elle souhaite que cette décision provenant de la côte ouest incite les partis fédéraux à adopter une loi encadrant leurs pratiques.
« J’espère que ça va accélérer les choses. Dans une ère de mégadonnées, où nous sommes assez vulnérables quant à nos renseignements personnels, c’est complètement inacceptable que les partis politiques n’acceptent pas d’être assujettis aux lois sur la protection de la vie privée », conclut-elle.