Pour Tony Blair, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Saddam Hussein était "un monstre". Le dictateur irakien incarnait "le mal". Puisque la conjoncture internationale, tétanisée par les attaques d'Al-Qaida du 11 septembre 2001 le permettait, il fallait, même s'il n'avait rien à y voir, l'éliminer et renverser son régime pour imposer ensuite, à l'ensemble du Moyen-Orient, la "démocratisation générale" dont rêvaient les néoconservateurs américains, avec la sécurité d'Israël en tête.
Au fond, ni les six heures d'audition de Tony Blair, vendredi 29 janvier à Londres, ni les milliers de pages de témoignages noircies depuis novembre 2009 par la commission Chilcot chargée de faire la lumière sur les motivations et les conditions de l'entrée en guerre du Royaume-Uni en 2003, n'autorisent d'autre conclusion que celle-ci : pétri de religion, pratiquant austère tout récemment passé de l'anglicanisme au catholicisme, l'ancien premier ministre britannique est convaincu depuis toujours, "même si ce n'est plus à la mode de l'affirmer tout haut", écrivait-il en 1994, que le monde se divise entre "le bien et le mal", entre "le juste et l'injuste". La motivation fondamentale de l'invasion anglo-américaine amorcée le 20 mars 2003 est là.
Le reste, la manipulation de l'opinion, l'exagération délibérée du "danger continu et croissant" censément posé par le dictateur, la mise en avant d'une prétendue complicité entre lui et Oussama Ben Laden, la croyance "au-delà du doute" en un programme d'armes de destruction massive (ADM) qui s'avéra inexistant, la non-prise en compte des éléments contradictoires émis ici et là sur la réalité de la menace, voire la légalité de l'invasion, oui, tout le reste a découlé de cette certitude d'avoir raison contre tous. Et d'avoir fait "le bien" d'une humanité aveugle et sourde aux dangers.
Quand Tony Blair, sombre et tendu comme un ressort entre dans la petite salle silencieuse de la commission Chilcot le 29 janvier, "on dirait un fantôme", remarque Patrick Wintour, journaliste au Guardian. Costume sombre, cravate rouge, cheveux gris tirés vers l'arrière, teint hâlé, Tony Blair s'assoit face à des "juges" qui n'en sont pas. Quatre hommes et une femme. Deux sont hauts fonctionnaires à la retraite, un autre est ancien diplomate, deux sont des historiens spécialisés en politique intérieure. Zéro magistrat, zéro juriste, zéro militaire, zéro connaisseur de l'Irak.
Aucun n'y a jamais mis les pieds, plusieurs ont approuvé l'invasion, aucun n'a désapprouvé. Tous ont été choisis par le vieux frère rival de Tony Blair, l'actuel premier ministre Gordon Brown, qui sera lui-même entendu à la mi-février. Toute la presse locale dénonce la composition du panel depuis des mois et fustige "la mollesse et l'ignorance" de ses questionneurs.
Face à eux, l'homme qui a dirigé le pays pendant dix ans, avocat brillant, orateur hors pair et champion universel de la "com". Derrière, soixante personnes silencieuses, vingt membres des familles de soldats tués en Irak, deux dizaines de journalistes et des badauds passionnés venus assister au spectacle. Chacun se dit que "King Tony" va dévorer tout cru ces pauvres pairs fatigués.
Mais l'intéressé se montre courtois, patient, accepte, à la demande, d'interrompre les citations qu'il fait de lui-même. Le "leader" a perdu de sa superbe et de son charme, mais il reste un grand professionnel. En regardant les auditions de ses anciens ministres et conseillers à la BBC, il a compris qu'il ne fallait pas, une réponse précise pouvant entraîner une question gênante, se montrer trop pointu.
Plus de 52 % des Britanniques, selon un sondage, estiment aujourd'hui que l'ex- premier ministre a "délibérément menti" pour les emmener dans une guerre dont ils ne voulaient pas. Menti ? Pas plus qu'un général qui, estimant sa patrie en danger, ravive l'ardeur des troupes en leur racontant que l'ennemi a des cornes et mange les enfants.
"Saddam Hussein a causé la mort de 1 million de personnes dans la région en utilisant des armes de destruction massive pour défaire ses ennemis", rappelle donc M. Blair. Nul ne relève que l'allusion concerne la guerre que se sont livrée l'Iran et l'Irak dans les années 1980, une guerre désirée et soutenue par la Grande-Bretagne, la France, les Etats-Unis et l'Allemagne qui aida l'Irak, via ses industriels, à obtenir les gaz - "ADM", dans la terminologie du XXIe siècle - qui feront des dizaines de milliers de morts du côté de la partie attaquée, l'Iran khomeiniste.
"Il a fait tuer des dizaines de milliers de Kurdes et de chiites", dit encore l'orateur. Personne ne rappelle que les 60 000 chiites massacrés par l'armée du dictateur irakien s'étaient soulevés contre le régime, en 1991, à l'appel du président Bush senior. L'armée américaine, qui venait de libérer le Koweït et occupait alors l'extrême Sud irakien, avait ensuite autorisé Saddam Hussein à utiliser ses derniers hélicoptères pour mater la rébellion à coups de mitrailleuses. A l'époque, ni Washington, ni Londres, ni Paris ne voulaient renverser le régime, il n'y avait pas de solution de rechange.
En 2001, peu après la tragédie du 11-Septembre, George W. Bush, le fils, avait maladroitement évoqué la "croisade" qu'il fallait lancer de toute urgence contre "l'axe du Mal". Tony Blair, qui n'ignorait pas la connotation ultranégative de ce concept dans le monde judéo-arabe, ne l'a jamais fait. Son approche en noir et blanc des relations internationales, vaut bien, à ses yeux, cette autre école de pensée qu'on appelle la realpolitik et qui s'appuie, avant tout, sur la prise en compte des intérêts concrets d'une nation.
Le Royaume-Uni n'avait aucun intérêt national patent de choisir, parmi tant d'autres dictatures, d'attaquer précisément celle de Saddam Hussein. En 2003, le régime était à genoux, ses défenses et industries militaires étaient régulièrement bombardées par la Royal Air Force et l'US Air Force depuis 1998. Des dizaines d'inspecteurs des Nations unies fouillaient partout, à la recherche des fameuses ADM. Cadenassée depuis l'invasion du Koweït, par le régime de sanctions internationales le plus dur - et le plus meurtrier pour les civils - qui se soit jamais vu dans l'histoire des Nations unies, son économie était en lambeaux.
"Pour moi, a martelé Tony Blair devant la commission Chilcot, il continuait de représenter une menace. Non seulement pour ses voisins, mais pour le monde entier." Un jour, a-t-il ajouté, "si on l'avait laissé au pouvoir avec ses fils", il aurait "sans doute repris sa quête d'ADM". Pire, "il aurait pu" en fournir "aux fanatiques religieux" d'Al-Qaida. "Dans le monde d'aujourd'hui, il n'est plus possible de prendre ce genre de risques."
Dix fois, au cours de son audition, il l'a répété : "J'étais le chef du gouvernement, je croyais, et je crois toujours, qu'il était juste de renverser ce régime." Il croit aussi que "les dirigeants d'aujourd'hui" vont devoir "s'occuper" de l'Iran aussi tôt que possible. Tony Blair n'est plus aux affaires mais il sait toujours mieux. "L'habitude du triomphe amoindrit le doute", disait Balzac. Tony Blair a vécu pas mal de triomphes et ignore le doute. Brillamment élu en 1997, réélu deux fois par la suite, il voulait faire du Royaume-Uni, "le phare de l'univers". Il est à présent traité comme un paria. Un paria richissime, notez. En trente mois d'activité, depuis son départ de Downing Street, Tony Blair Associates, sa société, affiche un chiffre d'affaires supérieur à 20 millions d'euros.
Au pouvoir, "ce qui compte, c'est ce qui marche ", répétait-il. Il a traité les prémices de la guerre d'Irak avec la même méthode. Une fois la décision prise de traiter la question Saddam, et les historiens retiendront qu'elle le fut lors d'un dîner en tête-à-tête avec George W. Bush le 6 avril 2002 dans son ranch de Crawford au Texas, il ne restait plus qu'à la faire avaliser. Par les Nations unies si possible - mais la France et la Russie s'y opposèrent -, par l'opinion publique si cela se révélait nécessaire. Ce qui fut fait avec célérité.
"Ce qui compte, c'est ce qui marche." Comme son ami George W. Bush, de qui il est plus proche que d'un Bill Clinton, politicien brillant mais réputé cynique et époux volage, "King Tony" monnaye aujourd'hui sa gloire passée. A la tête de sa Fondation de la Foi et de Tony Blair Associates, il convoque désormais moins à l'esprit l'homme d'Etat que le télé-prêcheur version américaine ou égyptienne, fidèle à Dieu et dur en affaires.
Il prononce des conférences à 200 000 euros les 90 minutes. En échange de petites fortunes, il conseille les rois d'Arabie saoudite, du Koweït et d'Abou Dhabi. Il est en affaires avec des milliardaires d'Azerbaïdjan, de Chine et d'ailleurs. Il pratique le lobbying pour la banque JP Morgan et, bientôt, pour son ami Bernard Arnault. Il vient de s'offrir un hôtel particulier à Londres, il n'a rien contre l'idée de représenter le luxe de LVMH. Il est également l'émissaire du Quartet (Etats-Unis, Union européenne, Russie, Nations unies) au Proche-Orient.
Mais sur l'Irak, quand même, "avez-vous des regrets ?", lui demande un membre de la commission Chilcot. De 100 000 à 500 000 Irakiens, personne ne sait, ont été tués pendant et après l'invasion de 2003. De même, 4 500 GI américains et 179 soldats britanniques ont péri en Irak. Le pays le plus développé du monde arabe a été ramené au Moyen Age. Une guerre civile dont les cendres sont encore tièdes a provoqué une hécatombe sans précédent. L'insécurité règne. La corruption est partout, l'avenir, incertain.
Des regrets, des remords, des doutes ? "Non." Héraut et supplétif d'une invasion qui a coûté 7 milliards de livres au contribuable britannique, Tony Blair n'en a pas. Qui est sûr d'avoir sauvé le monde ne peut en avoir.
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Patrice Claude
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