FIGAROVOX. - Après avoir tenu un discours aux couleurs sociales lors de sa nomination à Downing Street, Theresa May a annoncé le 2 août dernier que son gouvernement allait lancer un grand plan de relance et de stratégie industrielles. Que pensez-vous de cette déclaration?
Pierre-Henri d'ARGENSON. - Theresa May n'a pas précisément annoncé de plan de relance, mais la création d'un comité gouvernemental chargé de mettre en œuvre une stratégie industrielle au service de l'emploi et de la réduction des inégalités («an economy that works for everyone, with a strong industrial strategy at its heart»). Il ne s'agit donc ni de la traditionnelle relance budgétaire keynésienne ni d'un grand emprunt de soutien aux filières stratégiques, mais de la construction très colbertiste d'une politique économique, pilotée au plus haut niveau de l'Etat britannique, destinée non seulement à rebâtir les fondamentaux de son économie mais aussi à garantir que la richesse créée ne sera pas accaparée par les «privileged few», dixit Mme May.
Cette annonce révèle donc en réalité trois ruptures profondes: la rupture avec le mythe de «l'économie de la connaissance», qui était au cœur de la «stratégie de Lisbonne» des années 2000, et qui pensait illusoirement fonder la croissance de l'Europe sur les seuls biens et services «à haute valeur ajoutée» et transférer sans dommages son industrie aux pays émergents. La rupture avec le dogme libéral attribuant au marché la capacité d'obtenir forcément de meilleurs résultats économiques que la planification étatique. Enfin la rupture avec le darwinisme social anglo-saxon, qui considérait comme légitime que le laisser-faire économique permette aux riches de devenir encore plus riches tandis que les laissés-pour-compte des friches industrielles s'installaient dans le chômage et la pauvreté.
Le Brexit est-il synonyme pour les Britanniques d'un retour en force du volontarisme étatique, en rupture avec l'idée d'un monde politique en retrait en matière économique?
Concrètement, Theresa May vient de ressusciter le Commissariat général au Plan, ce qui ne manque pas de sel, s'agissant d'un gouvernement conservateur britannique supposément «libéral»… Nous n'y avons pas prêté attention, mais cela fait déjà quelques années que les excès du libre-marché mondialisé sont dénoncés par des intellectuels et des économistes au Royaume-Uni, ainsi qu'aux Etats-Unis, comme en témoignent les succès de Donald Trump et de Bernie Sanders. En 2014, le journaliste James Meek a publié un livre passé inaperçu en France, intitulé Private Island: why Britain now belongs to someone else où il dévoile comment les grands services publics britanniques (poste, réseaux ferrés, eau, logement social, électricité, santé) ont été privatisés au profit d'entités étrangères, avec des résultats globalement désastreux, faisant par-là le procès de vingt années de thatchérisme et de néolibéralisme. Le Brexit n'est donc pas seulement le fruit d'une manipulation populiste tombée sur son jour de chance, mais procède d'un mouvement profond de remise en cause des dogmes économiques sur lesquels les gouvernements libéraux, de droite comme de gauche, avaient assis leurs certitudes. Sans conteste, nous assistons là à une révolution économique et politique.
Les patrons britanniques qui avaient été majoritairement hostiles au Brexit soutiennent ce plan de relance industrielle. C'est notamment le cas de l'Association britannique des fabricants (EEF), la principale fédération patronale de l'industrie britannique. On est loin de l'apocalypse annoncée avant le référendum. Que cela vous inspire-t-il?
Les patrons britanniques ont évidemment de bonnes raisons de se réjouir, pas seulement pour l'argent public qui sera à un moment ou un autre injecté dans leurs usines, mais surtout parce que cet argent pourra prendre la forme d'aides d'Etat jusque-là interdites par les traités européens. L'objectif affiché par Theresa May est parfaitement clair: redonner à l'économie britannique des avantages compétitifs décisifs dans la mondialisation, y compris, et même surtout, vis-à-vis de ses voisins du continent. En fait, le Brexit ne pose pas tant problème aux Britanniques qu'à l'Union européenne, qui craint dès à présent le jour où le Royaume-Uni, après avoir négocié un accord de libre accès au marché européen, fera en même temps jouer des mécanismes d'attractivité fiscale ou sociale qui ne manqueront pas d'exacerber d'autres velléités de sortie de l'UE.
Le Brexit a immédiatement et symboliquement ébranlé les institutions européennes. Ne peut-il pas y avoir une seconde onde de choc si cette stratégie industrielle volontariste se transforme en succès économique et politique pour le Royaume-Uni?
Le Royaume-Uni va être observé à la loupe dans les années qui viennent, car ce sera un laboratoire de la renationalisation économique, de la réindustrialisation et des relations commerciales bilatérales. Si le succès est au rendez-vous, le Brexit sonnera le glas du postulat selon lequel la construction européenne ne peut s'accomplir que par l'homogénéisation totale des économies européennes sous la coupe de l'administration bruxelloise (les Etats américains ont, dans de nombreux domaines, des législations distinctes, cela n'empêche pas les Etats-Unis d'être la première puissance économique mondiale). Sur le plan extérieur, le Royaume-Uni va s'engager dans un cycle de négociations commerciales bilatérales où il tentera de préserver au mieux ses intérêts, secteur par secteur. C'est typiquement ce que nous ne pouvons plus faire, dès lors que la Commission impose à tous les Etats-membres des règles de concurrence et des accords de libre-échange qui ne sont pas forcément adaptés à chaque économie. D'une façon ou d'une autre, si la stratégie économique britannique finit par porter ses fruits, le cadre ultra-rigide de l'Union européenne apparaîtra comme intenable à de nombreux pays, à commencer par la France, en particulier si les Britanniques arrivent en sus à rééquilibrer le partage des richesses entre le monde ouvrier et les métiers surrémunérés du digital et de la finance.
Au-delà de la question européenne, n'est-ce pas aussi la fin d'un monde, celui de l'ère ultra-libérale symbolisée par Margaret Thatcher et d'une mondialisation où les pays du Sud sont l'usine du pays et ceux du Nord les gardiens des savoirs et des technologies?
Oui, nous n'avons que trop tardé à prendre conscience de l'impossibilité de fonder une croissance économique durable sur cette répartition entre la haute technologie au Nord et les usines au Sud. Il y a deux raisons à cela: la première, c'est qu'elle suppose d'accepter, et donc de financer le chômage de masse de tous les gens qui ne trouvent pas leur place dans cette «économie de la connaissance», tout simplement parce que cette dernière nécessite peu de main d'œuvre (et encore moins à l'avenir, avec la robotisation-numérisation annoncée de nombreux métiers). La seconde, c'est que l'avantage technologique durable ne se conquiert qu'à la faveur d'investissements massifs dans la recherche fondamentale, non rentable pour le secteur privé (ce que font les Etats-Unis, entre autres, avec la DARPA). Pour financer ces investissements, vous avez besoin d'un secteur économique traditionnel qui fonctionne bien. Autrement dit, un pays dépourvu de base industrielle ne peut pas maintenir un avantage technologique de haut niveau, même dans les secteurs totalement numérisés. La force des pays émergents est précisément de pouvoir aujourd'hui concurrencer l'Occident sur presque toute sa gamme de produits à haute valeur ajoutée, après avoir aspiré son industrie manufacturière. Nous disposons certes encore d'avantages comparatifs, à commencer par un système éducatif de qualité, associé à une culture entrepreneuriale et créative, mais nous continuons en revanche d'être pénalisés par des schémas idéologiques périmés.
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