À la fin des années 60, Ronald Reagan voulait faire taire les militants des droits civiques de l'Université de Berkeley. Ils ont le droit de parler, concédait alors le gouverneur de la Californie, mais la liberté d'expression n'implique pas l'obligation d'offrir une tribune.
Aujourd'hui, les rôles se renversent. C'est désormais la gauche qui sert cet argument pour limiter la parole sur les campus.
Certes, cette dérive s'observe surtout aux États-Unis. Mais elle n'épargne pas les campus canadiens, comme le prouve la nouvelle tentative de censure à l'Université Wilfrid-Laurier.
Dans un cours de communication, une assistante a montré un extrait vidéo d'un débat sur les pronoms pour désigner les personnes transsexuelles. On y voyait entre autres Jordan Peterson, professeur à l'Université de Toronto, critiquer ces pronoms (ielles, celleux, ille, iel ou ele). Un étudiant s'est plaint, et elle a été réprimandée.
La direction l'a accusée - à tort - de violer la nouvelle loi fédérale C-16, qui prohibe les propos haineux liés au genre. Ses collègues ont même fait un parallèle avec les nazis. Personne ne songerait à diffuser un discours de Hitler pour avoir son point de vue, alors pourquoi faire la même chose avec les transgenres ?
Les médias du Canada anglais en parlent chaque jour depuis une semaine. Face au tollé, la direction a demandé à un comité indépendant d'examiner l'affaire.
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Avant d'hyperventiler, faisons quelques nuances.
Ces dérives s'observent surtout aux États-Unis. Cela s'explique : la politique y est plus polarisée, l'extrême droite y est plus influente et la Constitution permet les propos extrêmes. Une cour fédérale a même forcé l'Université d'Auburn, en Alabama, à accueillir une conférence du suprémaciste blanc Richard Spencer en avril dernier. Ce cocktail explosif mène à des conférences perturbées par le chahut et la violence.
Au Canada, les censeurs s'activent surtout dans les universités anglophones.
Et enfin, il faut faire attention avant de conclure que ces dérives sont nouvelles et généralisées. Il y a un empressement suspect à utiliser le moindre dérapage pour confirmer ses préjugés sur les « enfants-rois-élevés-dans-leur-cocon-de-ouate ». Les enseignants qui travaillent sur les campus décrivent une réalité plus subtile.
L'université a toujours été le théâtre de luttes idéologiques. La nouveauté, c'est ce qui les motive. Pour censurer, on utilise désormais un critère subjectif : le ressenti. Au risque de caricaturer : dans les années 60, il était « interdit d'interdire », alors qu'aujourd'hui, il est interdit de vexer.
Mais encore là, cette dérive découle d'une avancée. Il n'y a pas si longtemps, le harcèlement sexuel était banalisé, les gais ne pouvaient pas se marier et les transsexuels devaient se cacher. Ces injustices sont de moins en moins tolérées, et c'est tant mieux.
Reste que ce progrès n'a pas besoin de se faire par l'intimidation et la censure. Au contraire, cela risque de décrédibiliser la cause auprès du grand public, comme le démontre l'Association facultaire étudiante des sciences humaines de l'UQAM.
Cette association se donne pour mandat de combattre la liberté d'expression et la liberté universitaire « lorsque celle-ci sert des propos oppressifs ». Le Code criminel interdit déjà les propos haineux. Ces militants veulent y ajouter leur propre loi. Ils tracent la ligne et décident qui se trouve du mauvais côté en fonction d'un critère purement subjectif : si un des leurs se dit offensé, alors la guerre est ouverte. Ce qui est arrivé à quelques reprises.
Si on veut baliser l'immigration, on est raciste. Si on est à droite de Québec solidaire, on est fasciste. Il n'y a alors plus de débat. Que des slogans criés sans considérer les arguments adverses. Que de l'idéologie sans pensée. Il y a un mot pour cela : l'endoctrinement.
Mais l'extrême gauche n'a pas encore infiltré tous les gouvernements de la Terre. Aux dernières nouvelles, il se brasse encore de bonnes affaires dans les paradis fiscaux...
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Un mot en terminant sur la liberté d'expression. Elle n'est pas la même chose que la liberté universitaire. L'université ne peut pas et ne doit pas relayer tous les discours. Ce n'est pas une tribune téléphonique. Elle donne la parole aux chercheurs qui maîtrisent leur champ d'études et qui font avancer le savoir.
Pour la liberté académique, les profs eux-mêmes ne craignent pas que la censure venant des étudiants. Leur syndicat dénonce d'autres menaces, comme les recherches cofinancées par le privé, entre autres dans les sciences de la vie, où des entreprises peuvent cacher les données leur nuisant.
Il faut aussi préciser que les censures touchent plus les conférences sur le campus que l'enseignement ou la recherche des profs. On peut imaginer des critères moins exigeants pour de telles conférences. Des politiciens ou commentateurs peuvent y être invités. Mais s'il n'existe pas de droit à ne pas être offensé, il ne devrait pas non plus exister de prime à la provocation.
Aux États-Unis, des provocateurs de droite disent des âneries, puis font dévier le débat sur leur liberté de le dire. Le professeur Peterson fait la même chose à Toronto. Il a récupéré le débat sur les trans pour mobiliser ses fans et amasser de l'argent - près de 50 000 dollars par mois, selon le Toronto Star. Mais la vidéo montrée à l'Université Wilfrid-Laurier ne reprenait pas bêtement ses coups de gueule. Il s'agissait d'un débat avec d'autres panélistes, diffusé à la télévision publique ontarienne.
Selon l'idéal des Lumières, la vérité naîtrait de la confrontation des arguments. Mais le contraire arrive aussi. Le débat peut polariser et créer un effet de ressac. Quand des gens sont confrontés abruptement, ils se défendent en devenant... encore plus convaincus. Pour s'en convaincre, on n'a qu'à regarder la dernière élection présidentielle aux États-Unis.
C'est aussi ce décalage entre l'université et le reste de la société qui devrait inquiéter. Des bulles qui gonflent chacune de leur côté et s'éloignent.
Le Québec n'en souffre pas encore trop. Mais avec notre voisin du Sud, la contagion n'est jamais lointaine.Tout le monde n'est pas Hitler
La comparaison avec Hitler est aussi ridicule qu'instructive. Elle permet de comprendre le dérapage.
Rappelons que :
- Aucun universitaire ne défend Hitler. Et si c'était le cas, la loi pourrait interdire les propos haineux.
- Contrairement aux nazis, les pronoms ne tuent personne. Et même si la « violence symbolique » existe, elle n'équivaut pas à la violence physique. Les mots font moins mal que les fusils.
- L'utilisation des pronoms pour personnes trans est assez neuve. Ceux qui ne les connaissent pas peuvent entendre des arguments en faveur et en défaveur. C'est d'ailleurs à cela que sert l'université. Sinon, on en reste aux opinions qui ne reposent sur rien, à part la conviction d'avoir raison. Cela ressemble à l'endoctrinement.
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