Les récentes décisions concernant le port du kirpan à l'école et l'aménagement d'un espace de prière à l'École de technologie supérieure soulèvent maintes craintes et interrogations. Doit-on -- ou peut-on -- tout permettre? Si non, quelles limites poser et comment les appliquer? Doit-on laisser les tribunaux se prononcer «à la pièce», comme cela se fait actuellement, ou plutôt recourir à une loi qui établirait les pratiques religieuses acceptables en public?
La place que pourrait occuper le religieux dans notre société laïque est un problème difficile à résoudre. Par exemple, pour Jean-Louis Roy, président de Droits et Démocratie, on ne peut bannir toute pratique religieuse en public, ne serait-ce qu'à cause des chartes québécoise, canadienne et onusienne des droits de la personne.
Qu'on le veuille ou non, nous vivons dans un monde de plus en plus complexe où il y a une multiplicité des pratiques religieuses, relate Ariane Brunet, également de Droits et Démocratie. On devrait même éviter de réglementer la pratique religieuse, selon Jean-René Milot, professeur associé au département de science des religions à l'UQAM, puisqu'on risque alors de créer des problèmes qui n'existent pas actuellement.
Que faire ?
Nous assistons à un véritable choc de civilisations, estime Jean-Louis Roy. «Pendant longtemps, dit-il, nous avons vécu entre nous -- entre chrétiens (catholiques, protestants, etc.) -- et nous avons établi une séparation entre le privé et le public, entre le laïc et le religieux. Toutefois, ces dernières décennies, des immigrants provenant notamment de pays islamiques se sont installés chez nous. Or, ces nouveaux arrivants ne sont pas habitués à appliquer de telles distinctions car, pour eux, la pratique religieuse fait partie de la vie publique. Ils s'installent donc ici, dans une société qui n'a rien à voir avec leur expérience.»
De notre côté, poursuit M. Roy, nous devons nous faire à l'idée que notre mode de fonctionnement social est peu répandu à l'échelle de la planète. «Notre façon de vivre s'applique essentiellement à l'Europe de l'Ouest, à l'Amérique du Nord, au Japon, à la Nouvelle-Zélande, à l'Australie, etc. Mais, ailleurs dans le monde, là où vivent plus de cinq milliards de personnes, le religieux occupe une place et une visibilité considérables.»
«Par ailleurs, enchaîne Ariane Brunet, nous vivons à une époque où il y a une montée des fondamentalismes et il ne sert à rien de se mettre la tête dans le sable. Il faut donc que nous parvenions à vivre ensemble dans une atmosphère qui incite au respect et à la dignité des uns envers les autres. Et il me semble que la laïcité est l'une des solutions à appliquer.»
Selon elle, nous pourrions d'ailleurs imposer la primauté de la laïcité sur la pratique religieuse en public. «En faisant cela, dit-elle, on n'inventerait rien puisque c'est ce que l'on a décidé de faire en décrétant, dans notre Constitution, la séparation de l'Église et de l'État. Mais c'est loin d'être une solution facile à appliquer !»
Autant M. Roy que Mme Brunet notent que la situation que nous vivons ne diffère pas de ce qui se passe ailleurs en Occident. «Je ne crois pas qu'on soit en train de vivre quelque chose de différent de ce qui se passe en Angleterre, en France, en Espagne, en Suède ou au Danemark, indique Mme Brunet. Nous sommes tous en train de vivre une "complexification" de nos mondes.»
Un optimisme prudent
Pour Jean-René Milot, qui suit de près la situation depuis des décennies, il y a heureusement des raisons d'être optimiste. «J'observe une ouverture vers le dialogue, dit-il, et ce, particulièrement au cours des derniers mois. Si l'on prend le cas des caricatures de Mahomet, la réaction de la communauté musulmane de Montréal a été très différente de ce qu'elle a été ailleurs dans le monde.»
En effet, rappelle-t-il, si bon nombre d'organismes musulmans d'ici ont affirmé qu'une telle publication peut être offensante pour les croyants, elles ont en même temps considéré que cela fait partie de la liberté d'expression. En conséquence, au lieu de manifester bruyamment dans nos rues, les grandes organisations musulmanes montréalaises ont ouvert les portes de leurs mosquées afin de diffuser leur point de vue.
«Voilà qui nous donne des raisons d'espérer, estime M. Milot. J'observe ainsi qu'au cours des deux ou trois derniers mois, il y a eu quantité de rencontres où l'on a vu des musulmans et d'autres citoyens discuter ensemble. J'observe que, de plus en plus, tout le monde est intéressé à se parler.»
De l'accommodement raisonnable au débat public
Le professeur Milot prêche beaucoup en faveur de l'accommodement raisonnable, tel que l'a récemment demandé la Commission des droits de la personne à l'ETS. À ses yeux, le mérite de cette approche est qu'elle n'équivaut pas à une loi qui s'impose à tous, mais réclame une exception à une règle générale. «Le fait qu'untel soit autorisé à porter le kirpan à l'école [moyennant certaines restrictions] ne veut pas dire que tous les sikhs peuvent en faire autant n'importe où, n'importe quand, dit-il. L'accommodement raisonnable ne crée pas une loi qui tenterait de régler à l'avance tous les problèmes ou tous les cas possibles.»
Par contre, cette approche nécessite une réciprocité, c'est-à-dire qu'il ne faut pas qu'un groupe ait l'impression de faire toutes les concessions alors que l'autre en ferait peu ou pas du tout. «Or, je pense qu'il y a un problème de perception, observe M. Milot, puisque la majorité est généralement consciente de ce qu'elle concède, mais ne l'est pas nécessairement à propos de ce que les autres ont à concéder.»
Si cette approche est fort utile -- «puisqu'elle nous a jusqu'ici permis d'éviter le pire» --, M. Milot admet sans peine qu'on ne pourrait pas continuer ainsi indéfiniment. «D'ailleurs, en communiquant sa décision [concernant l'ETS], le président de la Commission des droits de la personne a lancé un appel pour qu'on amorce un débat public sur ces questions», indique Jean-René Milot.
Or, à son avis, le président de la Commission ne s'adresse pas au législateur en lui demandant de légiférer, mais plutôt à notre capacité de vivre avec la différence. «Un débat public, lancé par plusieurs organismes, viendrait selon moi confirmer ce qu'on a commencé à observer ces derniers mois», conclut-il.
Pour sa part, Ariane Brunet considère qu'il faut poser des questions à ceux qui préconisent certaines pratiques religieuses. «Toute religion qui est discriminatoire se doit d'être remise en question, tranche-t-elle. Après tout, c'est l'un des principes fondamentaux de la Déclaration universelle des droits de l'homme.»
Quant à Jean-Louis Roy, il considère que, compte tenu de nos traditions, on se doit de maintenir la séparation du religieux et du laïc. «L'espace public commun -- les lieux qui appartiennent à la collectivité -- ne peut pas être religieux, dit-il. Il doit par contre permettre à toutes les croyances de se manifester.»
Collaborateur du Devoir
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