Les bons mots des autres font notre richesse et nous servent à briller dans les dîners.
Qui n’a pas exploité telle ou telle pensée spirituelle de Paul Valéry ou fait rire en s’abritant derrière Sacha Guitry qui fournit un lot inusable de saillies, au point de faire douter de l’authenticité de certaines ?
Il arrive aussi – mais c’est apparemment beaucoup plus sérieux – qu’on se pique de citer Antonio Gramsci et cela vous pose un intellectuel ou un bourgeois éclairé de savoir jeter négligemment, devant quelques amis, l’air de rien, les deux formules les plus connues de ce révolutionnaire suprêmement intelligent, singulier, courageux, longtemps incarcéré et devenu un mythe : quelqu’un qu’on évoque sans savoir de qui et de quoi il s’agit.
Il a su inscrire son marxisme dans une vision originale où, pour aller vite, l’hégémonie culturelle était au moins aussi importante que les rapports de force et de dépendance économiques et sociaux. Ceux-ci n’expliquaient pas tout – d’où sa divergence avec Lénine – mais la culture était un vecteur capital pour faire advenir et réussir la transformation socialiste qu’il n’a cessé d’espérer.
Revenons à ces deux pensées gramsciennes qui, littéralement traduites de l’italien, sont les suivantes.
La première. « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés. » La dernière partie, rarement citée, de la phrase est modifiée en « et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».
À bien l’interpréter – et Dieu sait qu’elle a été mise à toutes les sauces -, elle ne signifie pas banalement que la crise se produit à chaque passage de l’ancien vers le nouveau – elle serait alors multiple – et durant le temps de la transition nécessaire. Elle postule une vive résistance de l’ancien qui refuse de laisser surgir le nouveau. Elles ne sont pas si fréquentes dans l’histoire des peuples et des pays, ces périodes de crise résultant d’un blocage absolu, imposant soit la révolution soit la résignation et le statu quo. La crise naît de la volonté de sauvegarder à tout prix l’existant alors qu’une autre société non invitée frappe à la porte. Et ce sont des « monstres » qui sont engendrés par cette opposition crispée ! Le pire est donc dans la « crise », selon Gramsci, et nullement une occasion d’embellie, de renaissance.
La seconde. Écrite en prison, en 1929, dans une lettre à son frère Carlo. « Je suis pessimiste avec l’intelligence mais optimiste par la volonté. » Ce qui a donné « le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté ».
Il est difficile de contredire cette double affirmation. Elle me convainc surtout par ce qu’elle prête presque de manière obligatoire à ces deux vertus capitales : l’intelligence et la volonté. La première ne pourrait porter qu’un regard pessimiste sur le monde et la société et c’est tellement vrai. La seconde n’a pas d’autre ressource, pour se justifier elle-même, que de croire que tout est possible. Ne pourrait-on accorder le pessimisme de l’intelligence avec l’optimisme de l’action, une volonté sans action étant vide de sens ?
Antonio Gramsci ne perçoit pas le salut dans la violence ni dans le putsch mais dans « la victoire culturelle contre les intellectuels de la classe dominante ». Avec cette interrogation modeste : et quand les intellectuels qui doivent mener la lutte appartiennent à la classe dominante, que faire ? Sont-ils illégitimes ou encore plus décisifs, par la conscience et la connaissance, de ce qu’ils ont à détruire ?
La pensée de Gramsci, en effet, ne sera jamais dépassée, inutile, précisément parce qu’elle avait anticipé. Inventé le futur. Avant beaucoup, elle avait appréhendé les limites du politique et de l’économique et pressenti que la culture serait la manière la plus décisive de s’approprier les esprits et de conquérir le pouvoir en profondeur.
Indissociable aussi – autre singularité – des lieux, des ancrages, des terreaux originels de misère et de malheur, d’une vision de la condition humaine blessant les sensibilités et suscitant la révolte avant que l’idéologie ne la désincarne.
Je n’aurais pu écrire ce billet si Le Figaro n’avait pas consacré une excellente série à l’« Italie, péninsule politique ». Sur Gramsci, par Alexandre Devecchio : « Gramsci et sa bourgade de Sardaigne : au début était l’expérience sensible ».
Heureuses et bénéfiques vacances pour les quotidiens !