Le film est brillant, mais le cinéaste est toxique. Et c’est pourquoi des distributeurs québécois qui ont vu J’accuse, de Roman Polanski, ont choisi de ne pas acheter les droits de distribution du long métrage : un problème « d’acceptabilité sociale », essentiellement.
« C’est un grand film, qui serait à montrer dans les écoles, reconnaît Louis Dussault, président de K-Films Amérique. C’est bien écrit, c’est extraordinairement joué… mais le problème, c’est l’auteur. Changez la signature et ce n’est pas la même histoire. »
Les échos sont identiques auprès d’Antoine Zeind, président de A-Z Films. « Oui, le film est bon. » Mais ? Un distributeur peut difficilement le prendre sans considérer le contexte autour, dit-il. L’oeuvre du cinéaste sera vendredi au centre de l’attention de la 45e cérémonie des César — les Oscar français —, où il a récolté 12 nominations.
Polanski a annoncé jeudi qu’il ne sera pas de l’événement. « Comment le pourrais-je ? » demande-t-il dans une lettre qu’il a transmise à l’Agence France-Presse.
« Le déroulé de cette soirée, on le connaît à l’avance, écrit-il : des activistes me menacent déjà d’un lynchage public. » « C’est avec regret que je prends cette décision, celle de ne pas affronter un tribunal d’opinion autoproclamé prêt à fouler aux pieds les principes de l’État de droit pour que l’irrationnel triomphe à nouveau sans partage », soutient le cinéaste.
On n’est pas juste en affaires, ajoute le distributeur Dussault : on est aussi dans la culture. Et la culture, ça implique ce qui se passe dans la société. Le mouvement #MeToo en fait partie.
Viols
Au coeur de l’affaire : de multiples allégations de viol qui visent le réalisateur franco-polonais. La dernière en date a été lancée en novembre dernier par la photographe Valentine Monnier, qui accuse Roman Polanski de l’avoir violée et rouée de coups en 1975.
Cela s’ajoute au feuilleton judiciaire qui suit Polanski depuis 1977. Accusé de viol d’une adolescente de 13 ans, le réalisateur a plaidé coupable de détournement de mineure. Mais devant la perspective de passer jusqu’à 50 ans en prison, il avait fui les États-Unis pour se réfugier en Europe, où il circule librement depuis — à quelques rebondissements près.
S’il évoque en 2020 sa volonté de ne pas affronter un « tribunal d’opinion autoproclamé », c’est bien la véritable justice américaine que Polanski avait alors choisi d’éviter.
L’histoire est connue depuis le début, et n’a pas empêché Roman Polanski de mener une carrière célébrée. Mais il est aujourd’hui rattrapé par l’éveil collectif produit par le mouvement #MeToo et le regard nouveau — plus critique — que pose la société sur ce type de situation.
En novembre, Roman Polanski a ainsi été suspendu de la Société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs. Le président de cette association française notait que « le monde a beaucoup changé en 40 ans. Les crimes sont les mêmes, mais la façon dont ils sont perçus a énormément changé. On peut se mettre la tête dans le trou et se dire que le monde n’a pas changé. Il a changé, on le prend en compte et [l’expulsion de Polanski est] le résultat de cette décision ».
C’est aussi ce dont témoignent les difficultés de distribution de J’accuse — ou du dernier film de Woody Allen.
Oeuvre et créateur
À travers le cas de Roman Polanski se pose donc la question de la séparation entre l’oeuvre et son créateur. C’est le même enjeu qui a mis en veilleuse les chansons de Michael Jackson et de Patrick Bruel, ou les films de Claude Jutra.
À la différence de l’écrivain Gabriel Matzneff, dont les livres témoignaient de ses activités pédophiles, il n’y a aucun lien entre le contenu du film de Polanski et ce dont on l’accuse. Mais le producteur québécois Roger Frappier est de ceux qui estiment qu’on ne « peut séparer l’homme de l’oeuvre dans l’époque actuelle. Peut-être que l’Histoire le fera. Mais avec #MeToo, avec cette prise de conscience sur le harcèlement ou les agressions sexuelles, il faut nécessairement tenir compte » du contexte plus large de la création d’un film.
« On n’est pas juste en affaires, ajoute le distributeur Dussault : on est aussi dans la culture. Et la culture, ça implique ce qui se passe dans la société. Le mouvement #MeToo en fait partie. On a vu le film, on a pesé le pour et le contre, et on s’est dit qu’il n’y aurait aucune acceptabilité sociale autour. »
Antoine Zeind estime qu’il y a beaucoup « d’hypocrisie » autour du dossier Roman Polanski. « Tout le monde sait qu’il est coupable depuis les années 1970. Mais il a gagné aux Oscar, il est nommé aux César et il a eu accès à un énorme budget pour tourner J’accuse. En théorie, si tu es coupable [d’un crime], tu ne fais pas de film, tu as une sentence, tu es en prison. Tu paies ta dette. »
Directeur général de FUN Film, Francis Ouellet affirme que c’est le genre d’enjeu où il ne sait pas « exactement comment se positionner ». « Je comprends les gens qui se disent incapables de voir un film fait par quelqu’un qui est moralement difficile à respecter. Je comprends aussi les gens qui disent que l’oeuvre est tellement importante qu’il faut passer par-dessus. »
Pour pouvoir trancher, M. Ouellet se pose une question « toute personnelle » : pourrait-il défendre l’oeuvre de quelqu’un si les gestes qu’on lui reproche avaient visé sa fille, son garçon ou sa femme ? Une manière de ramener un débat un brin abstrait à une dimension concrète.
Le public jugera
D’autres estiment toutefois que c’est ultimement au public d’en juger. « Je comprends très bien que [les allégations au sujet de Roman Polanski] puissent déranger profondément des gens, dit Mario Fortin, p.-d.g. des cinémas Beaubien, du Parc et du Musée. Mais on n’est pas là pour censurer, pour choisir à la place du client. On met un film à l’affiche et, si les gens veulent le voir, ils viennent. Sinon, ils ne viennent pas. »
« À travers tout cela, il y a un film », renchérit le distributeur Armand Lafond, patron d’Axia films. « Et priver le public de ça serait dommage. Après, les gens sont libres de venir ou pas, et c’est à Polanski de défendre sa vie. »
Francis Ouellet estime de son côté que ce n’est pas parce qu’un film n’est pas distribué quelque part (ce qui est présentement le sort de J’accuse au Québec) qu’il « cesse d’exister ». « On n’est quand même pas dans 1984. »