Robert Bourassa: le Québec dans le monde

Robert Bourassa - 10e anniversaire


Complémentaires, deux passions politiques animaient Robert Bourassa: «l'intérêt supérieur du Québec» et «l'évolution de l'histoire», l'intérêt du Québec dans l'évolution de l'histoire.
Délégué du Québec à Paris et à la Francophonie (1986-90) et secrétaire général de l'Agence de la francophonie (1990-98), j'ai été un témoin privilégié de sa maîtrise de la politique internationale, de son intérêt pour «l'interaction entre le Québec et la situation internationale» et de l'usage qu'il en faisait pour illustrer le destin historique du Québec, «seul État français en Amérique du Nord». Durant ces années, j'ai assisté à un grand nombre des rencontres de Robert Bourassa avec les leaders français, européens et francophones.
Avec François Mitterrand, les entretiens se prolongeaient au-delà du temps convenu et les déjeuners, d'un point de vue intellectuel et politique, étaient animés et d'une hauteur politique passionnante. Avec Jacques Chirac, une liberté de ton et d'appréciation des dossiers et des personnages politiques n'excluant personne. Avec Fabius, Barre et Delors, de vastes tours d'horizon de l'économie mondiale où se mêlaient les questions immédiates et celles cherchant à éclaircir les temps à venir. Avec Michel Rocard, un dialogue prolongeant la polémique célèbre qui les avait opposés et liés.
Sa fascination la plus manifeste, me semble-t-il, était pour Mitterrand, le survivant de la IVe République, l'adversaire du général de Gaulle, le magicien du retour après les pires épreuves, le fédérateur des forces qui s'épuisaient avant lui à changer la vie. Pour Bourassa, le chef socialiste incarnait la France en elle-même ainsi que la France levier de l'Europe par nécessité et intérêt supérieur.
Entre les deux hommes, un plaisir manifeste dans l'analyse des faits de l'histoire accomplie, actuelle et future. De la part de Mitterrand, une estime certaine pour M. le premier ministre, M. Bourassa, comme il désignait le premier ministre du Québec.
Avec les leaders africains, le premier ministre était plus sélectif. Pour certains, dont le maréchal Mobutu, son jugement était définitif et plus que critique. Un même intérêt pour l'économie le liait à Houphouët-Boigny, qu'il admirait, et la politique le rapprochait d'Abdou Diouf, dont la carrière le fascinait. Les analyses serrées et truculentes d'Omar Bongo sur l'évolution de l'Afrique et ses liens au monde intéressaient Robert Bourassa.
Spécificité du Québec
Direct, politique, prospectif, le premier ministre plaçait au cours de ses multiples rencontres «la spécificité du Québec comme unique État "français" en Amérique du Nord». Il expliquait longuement ses politiques linguistiques, culturelles, économiques et énergétiques. En toute occasion, il référait au besoin de souveraineté culturelle du Québec et à son rôle personnel dans le rétablissement du statut de la langue française, deux siècles après qu'elle eut perdu son statut de langue officielle.
Ses interlocuteurs ne manquaient pas de l'interroger sur les rapports du Québec avec le Canada. Sans jamais dissimuler son choix pour le modèle fédéral, Robert Bourassa marquait à la fois les acquis et les frustrations découlant du fédéralisme canadien, les rigueurs excessives et les souplesses du système ainsi que son désir de l'infléchir. À ses interlocuteurs butant sur les enjeux de la construction européenne ou de la création des communautés économiques africaines, ses propos portant sur les exigences de l'intégration économique et ses liens avec l'intégration politique étaient d'un grand intérêt.
Au-delà du système canadien, Bourassa offrait une radiographie de la zone de libre-échange nord-américain, du système politique et des politiques de l'Amérique. Il aimait dresser des parallèles avec des épisodes de l'histoire contemporaine, puisant dans sa connaissance approfondie, notamment de l'évolution politique des États européens. À cette maîtrise de l'histoire s'ajoutait une connaissance encyclopédique de l'évolution économique des uns et des autres, dont il usait avec un plaisir manifeste.
L'Europe et la Francophonie
Le premier ministre avait une troisième passion politique, la construction de l'Europe, «l'une des plus grandes réussites de l'humanité avec l'intégration des peuples européens». Jean Monet était «son idole politique» et il avouait avoir été influencé, dès les années 60, par l'intégration européenne. Il avait de celle-ci une connaissance technique et politique remarquable. «On ne peut pas vous coller sur l'Europe», lui a dit Mitterrand un jour.
En toute circonstance, Robert Bourassa dressait des parallèles nuancés entre le système européen en évolution et son option profonde, raisonnée et définitive en faveur du fédéralisme canadien.
En toute circonstance, il plaçait le Québec dans son histoire propre et celle-ci dans une histoire plus vaste, celle des grands courants géopolitiques qui changeaient la marche du monde.
Sa compréhension et sa contribution à la Francophonie s'inscrivaient dans cette analyse où se fécondaient réciproquement les intérêts du Québec, son rayonnement international et l'évolution de l'histoire. D'où son insistance pour marquer, dès le premier sommet (1986), tout le territoire du Québec et pour exercer une coprésidence avec le Canada, «puissance invitante», à l'occasion du Sommet de Québec (1987).
Il avait de la Francophonie une vision stratégique singulière, souhaitant notamment qu'elle s'investisse dans le développement économique, cette évidence. Il fera en ce sens des propositions d'envergure après consultation avec Jacques Delors. Certaines seront suivies d'effets. D'autres seront enterrées sous les éloges des puissances.
Démarches inédites
À sa manière sobre et toujours politique, Robert Bourassa proposait parfois des démarches inédites et symboliques à l'occasion de ses voyages à l'étranger: rencontre à Paris en 1986 avec Boutros Boutros-Ghali, alors candidat à la fonction de secrétaire général des Nations unies; rencontre avec Léopold Senghor à quelques jours du Sommet de Dakar (1989); dépôt d'une gerbe de fleurs sur la tombe de Jean Monet au Panthéon juste avant un déjeuner avec François Mitterrand; son choix aussi «non négociable» de tenir le Sommet de la Francophonie à l'Assemblée nationale du Québec face à un gouvernement fédéral hostile à cette idée.
Enfin, hors toute catégorie, son dialogue avec Jacques Chirac à propos de «la nécessaire hauteur» de la délégation française aux funérailles de René Lévesque. Au sujet de ce dernier, il a mis fin un jour à un début de polémique s'agissant de la nature de l'accueil que la Délégation générale du Québec à Paris devait réserver à l'ancien premier ministre. J'ai alors noté ses mots: «Faites tout ce que vous avez prévu, recevez le comme vous me recevez quand je vais à Paris.»
Robert Bourassa avait une très haute idée de la continuité de l'histoire du Québec et de son interaction avec les évolutions historiques d'ensemble. Il pensait certes la politique du Québec par rapport à ses intérêts et ses besoins spécifiques, mais il la pensait sans jamais perdre de vue un horizon politique plus large, celui du Québec dans le monde.
Jean-Louis Roy : Président de Droits et Démocratie

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Jean-Louis Roy, Chercheur invité au Centre de recherche en droit public de l'Université de Montréal, secrétaire général de l'Agence intergouvernementale de la Francophonie de 1990 à 1998 et actuel président du conseil d'administration du Centre de la francophonie des Amériques.





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